Bord de Scène May B au Quai Angers : réplique du séisme esthétique de 81

DANSER, le magazine Européen de la Danse
Angers, le jeudi 21 mars 2019

MAY B, LE RETOUR

C’est avec un plaisir non dissimulé que les spectateurs du Maine-et-Loire se sont rendus au Quai Angers pour (re)voir May B, le désormais classique de la chorégraphe Maguy Marin. Pourtant, à la sortie, le choc est palpable. Il semble que — 39 ans après sa création — la pièce n’ait rien perdu de sa terrible acuité quant à la description de la comédie humaine.

May B fait encore choc, à tel point que le régisseur — pourtant l’œil usé par des milliers de représentations — s’est enfermé dans sa cabine à la fin du spectacle. Il a continué à diffuser, avec obsession, LA bande son du spectacle, à savoir Jesus Blood never failed me yet, le chant religieux, mélancolique et touchant d’un sans-abri, arrangé par le compositeur Gavin Bryars, mêlée à la voix rocailleuse et envoûtante de Tom Waits.

C’est dans cette ambiance de ritournelle à la Mary Poppins version David Lynch qu’a suivi un Bord de scène très attendu. Une rencontre entre les danseurs, la chorégraphe et un public tantôt survolté, tantôt « down » ㅡ il était tard, c’était presque la fin de semaine et certaines scènes dansées n’encourageaient pas à l’euphorie générale.

BORD DE SCÈNE, BORD DU GOUFFRE

La rencontre a démarré par le témoignage d’une spectatrice, encore tout émotionnée, qui s’est exclamée : « Moi, vraiment j’étais super bien avant de venir ; mais là je plane, quoi ! » avant de tomber en pleurs quelques minutes après. La danse est une question de rencontre avec les spectateurs, « On se rencontre, on ne se rencontre pas » a réfléchi la chorégraphe. Une alchimie mystérieuse qui semble avoir pris ce soir au Quai. Si l’on en doutait, les nombreuses réactions circulant sur les réseaux sociaux, notamment un fil twitter retransmis et commenté en direct par un expert en réseau sociaux, ont achevé de nous convaincre.

Au-delà de la rencontre avec un public, ce qui importe à Maguy Marin est de faire disparaître Cap au pire, le « texte-étais » de la pièce. À la question technique du modérateur très (trop ?) en verve (« C’est quoi, pour une chorégraphe, mordre, digérer, mâcher de façon très libre et très animale un texte ? Comment avez-vous opéré ce passage entre le texte de Beckett et la mise en corps, jusqu’à produire la disparition des mots ? »), la chorégraphe a évoqué un texte « physiquement présent dans l’espace par le prisme des corps dansants » ㅡ on apprendra que chaque geste est porté par des mots mentalement incorporés par les danseurs à coups de nuits blanches, fallait faire mûrir le processus. May B c’est ça, c’est toujours ça et ce sera encore ça : l’histoire d’une traduction de mots en gestes. Ou, pour le dire autrement, l’histoire dansée d’une infidélité radicale à un texte.

DANSER L’HUMAIN D’ESPÈCE

Et il y la musique. « Les logorrhées et autres mots en charpie bégayés par les danseurs font musique, pourquoi cette strate supplémentaire que sont les compositions musicales ? » À cette question du modérateur, un danseur a répondu tout de go : « C’est la véritable folie des danseurs, qui sont parfois unis, parfois en dysharmonie, et ce double rapport à la musique participe à cette dysharmonie ». La réponse de la chorégraphe fut un brin différente : « L’idée était de revenir à l’instinct primaire, avec ces bouts de mots par-dessus cette merveilleuse musique. Tel un rapport très fort avec la nature, je voulais que ce contact entre l’ancien et le quasi préhistorique soit prégnant jusqu’à devenir dissonant ».

L’ARCHÉTYPE SUR SCÈNE ET DANS LA SALLE

La digestion d’un tel texte n’a pas laissé les spectateurs indifférents. Le trouble a été très palpable, comme cette femme, au premier rang, qui a pris la parole assez longuement sans toutefois ne pas savoir vraiment que dire. Les artistes l’ont laissée parler, c’était presque risible, peut-être parce que son propos représentait comme jamais l’archétype du spectateur rencontré régulièrement dans cet exercice périlleux du Bord de scène : « C’était pas mal. Mais bon voilà, tout n’était pas très clair. C’était pas mal, c’est vu déjà, et revu un peu, non ? J’ai tout bien aimé mais pas mal. C’était pas mal, hein ? C’était bien, pas mal, je ne sais pas. C’était pas mal, c’était pas… mal ».

On lui demanda de développer quelque peu, sa réponse fut aussi brève que sa pensée fut longue à accoucher  : « Je suis venue sans attente particulière, avec mon simple bagage de spectatrice, et j’ai trouvé ça pas mal. Ces corps qui bougeaient ensemble, c’étaient des corps bien seuls, vous ne trouviez pas ? C’était vraiment une pièce dissonante. Non, vraiment, c’était pas mal. »

Les danseurs commencent à répondre aux nombreuses questions du public avant l’arrivée de Maguy Marin.

Cette « danse de Beckett » a quelque chose de mécanique, elle tourne en rond jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à l’infini. L’on peut se demander si c’est possible de danser ainsi, et surtout si cette danse de l’épuisement impacte les corps des danseurs. « Nos corps se modifient au fur et à mesure », a assuré une danseuse, « On est tout le temps collés les uns aux autres, nos corps se déforment ensemble, c’est un sentiment particulier, qui ne nous laisse pas indemnes ㅡ on est invités fortement à aller régulièrement nous retirer dans des ashrams en Inde pour nous ressourcer. Sans compter le régime alimentaire imposé par la troupe, un programme lipidique et protéique assez strict sur fond de graines de courge. » À entendre un autre danseur, la danse ne serait pas une pratique suffisante pour atteindre le bien-être : les salutations au soleil, à Uranus, Pluton et Vénus « sont régulièrement pratiquées par la troupe ».

UN BRUTALISME DU SALE

Les dernières questions posées par le public se sont concentrées les rituels et la préparation avant chaque représentation, comme le maquillage, le temps d’échauffement et l’habillage. « Cinq à six heures » a répondu tout de go la coiffeuse-costumière, « La journée est quand même bien rythmée. Je malaxe l’argile, pour la rendre bien liquide, faut bien l’étaler partout, parfois je la balance à la truelle, c’est plus efficace. Ce sont juste des corps d’argile, la matière glisse, craquelle, ça donne un rapport au corps très charnel. »

L’argile verte ou blanche permet de créer des différences de ton, que les danseurs appliquent selon leur grain de peau. « La recherche entre le minéral et le végétal, c’est l’argile », complètera une danseuse. Avec cette argile faisant vêtement, les corps disparaissent, jusqu’à indistinguer les sexes, ce qui n’est pas pour déplaire à la chorégraphe : « Moins y a de corps, mieux c’est. Juste le tissu hideux qu’on leur met dessus. Y a pas de relation au corps : c’est un corps brut. ». Et pour incarner au mieux cette danse beckettienne, la coiffeuse-costumière a pour habitude de glisser une côte de boeuf dans la chevelure des danseurs et danseuses. Troublé par cette étonnante initiative, le public réagit fortement face à une coiffeuse qui ne s’en laisse pas démonter : la professionnelle de la touffe avait des arguments : « Quand on parle de danse, on parle d’incarner la danse, incarner dit carner donc viande, c’est une proposition que j’ai émise à Maguy, et elle a accepté : cette idée de prendre les choses à la lettre l’a vite séduite. Elle aime lier le mot à la danse et May B était le spectacle où cette initiative carnée s’est vite imposée. Le problème, c’est pour le casting : faut pas prendre des vegans. »

À l’évidence, les spectateurs de ce soir ont été captivés par l’évènement May B et la forte incarnation des danseurs et danseuses. Ils n’ont pas vu venir la fin du spectacle, ni même la fin du Bord de scène, le signe évident d’une commotion esthétique, voire existentielle.

Un public hystérique lors de la rencontre.

Nous en avons même surpris quelques-uns à écrire à chaud leurs impressions, une façon de mettre à distance une œuvre au fort impact émotionnel. Est-ce volontairement ou involontairement qu’ils laissèrent leurs notes entre les sièges des gradins ? Nous ne le saurons pas. Quelques extraits peuvent à eux seuls illustrer l’intensité de la réception de May B, et révéler la poétique des spectateurs présents ce soir-là au Quai, face Maine :


« Pièce de répertoire pour danseurs argilés, May B reste sans conteste une œuvre majeure de la danse contemporaine française. »

« La traversée de ces corps en guenilles, modelés, façonnés, psalmodiant jusqu’à l’épuisement évoque un univers minéral, primaire comme une trace de notre humanité. »

« Le chant primitif des logorrhées traverse le temps et l’espace dans un perpétuel recommencement. »

«  Avec May B, l’harmonie et la discordance se disputent, jusqu’à l’absurde. »

« Une pièce qui laisse une empreinte émotionnelle chez le spectateur au même titre que l’empreinte de l’argile sur le corps des danseurs. »

« May B, peut-être bien qu’on y parle, non, qu’on y danse, non, les deux. Ou que n’arrivant pas à faire les deux, on y grogne. »

Pour le Dico du spectateur,
Joël Kerouanton

avec la contribution de Louis Schickel

Cet article est le récit d’une expérience Bord de scène menée au Quai, à Angers, autour du spectacle May B de Maguy Marin, dans le cadre d’une formation PREAC à destination des acteurs de l’Éducation artistique et culturelle en danse.
Bord de scène est un jeu qui prend la forme d’une discussion d’après-spectacle, comme s’il venait d’avoir lieu. Le jeu construit collectivement la fiction d’un spectacle à venir. Les joueurs se divisent en journaliste, chorégraphe et danseurs et discutent du spectacle comme s’il avait déjà eu lieu, et en discutent les pourquoi et les comment… Une des personnes présentes est un joueur entraîné. Il amorce et met fin à la partie.
Bord de scène est un des dispositifs participatifs que propose la plateforme numérique du Dico du spectateur. Chaque expérience collective est un parcours libre, dont le spectateur peut entrer et sortir à sa guise.
ENTRAÎNÉS OU NON, AUCUN DES JOUEURS N’A VU LE SPECTACLE.

Photo en tête© : thereddancer.canalblog.com