Deixe-me

Cet article est le récit d’une soirée « Critique du spectateur » menée avec le théâtre ONYX et Les Collectors, autour du spectacle Deixe-me.


Théâtre ONYX, 26 novembre 2019.

Énergique et acidulé, Deixe-me (« Laisse-moi » en brésilien) joué par la Cie Subliminati Corporation est le murmure hurlé par quatre repris de justesse ! Entre paradoxes et lieux communs, doutes et fragilités, ambitions et mesquineries, chaque individu se raconte devant nous en mots et en actes. Cascades, jonglage, acrobatie deviennent prétexte à confessions et anecdotes, grandes blagues et petits mensonges, toujours avec panache ! L’humour ravageur de la Subliminati Corporation ne ménage pas son auditoire. Deixe-me est un appel à la vie, à la communion du groupe et à la libération de l’individu, une fable désarmante de sincérité et d’humour !
PRÉSENTATION DE DEIXE-ME PAR ONYX.



« Subliminati Corporation ». Le nom de la compagnie interpelle. Fait presque rire. Deux mots, qui, l’un et l’autre, font Boom !, Plaf !!, Crac !!! — décalage assuré. Et c’est ce qui s’est passé. Barré, givré, hystérique, bordélique, pas complaisant pour un sous, son spectacle Deixe-me a décalé un public rigolard, jusqu’à en perdre plus d’un. Le plus étrange ? Ces spectateurs et spectatrices perdu·es ont apprécié cet état de perdition. Comme si les danseurs et danseuses de Subliminati Corporation avaient emmené les spectateurs et spectatrices avec eux, par leur énergie ? Leur folie ? Leurs cabrioles enfantines ? Leur désordre assumé ? Leur humour ? Leur ballet foutraque mais puissant ? « Je n’ai pas tout aimé, mais ce n’est pas ça le plus important », précisera un spectateur.

On voit bien que le fameux « comprendre » n’a pas été au centre des enjeux lors de cette soirée où certains spectateurs ont pu sublimer par les mots la façon dont ils avaient incorporé la danse. Car ils ont incorporé Deixe-me. Une incorporation du lâcher-prise : « Au début on essaie de comprendre, et puis on se laisse bercer par les mots et les situations, on cherche un sens alors qu’il n’y en a pas d’emblée ». Oui, pas forcément un sens premier, un sens qui saute aux yeux, mais des sens en ébullition, du lâcher-prise, de l’exutoire, de la sensation physique de rébellion, de l’explosion personnelle, une « carte de l’humain » a même formulé une spectatrice en verve. « Un décalage constant du sens » a complété son voisin. Comme si nous, spectateurs et spectatrices, zappions d’une chaîne à une autre, passions du sport à l’actualité, à une série romantique, à un documentaire au Brésil. Deixe-me parle avec dérision de la dérive consommatrice. Deixe-me est le jeu absurde (et tellement jouissif) du zapping transféré dans l’espace du spectacle.

L’ensemble des interprètes ont passé leur temps à changer de costumes — on pourrait dire : changer de peau. S’essayer à de nouvelles identités. Perdre le contrôle de soi. Jusqu’à essayer des Google Shoes et être dépassés par la technologie. Un plaisir que seule la scène peut donner : s’essayer, par le vêtement, à d’autres vies que la sienne. Nous pourrions presque les jalouser si les danseurs et danseuses n’avaient dû vaincre, dès le début du spectacle, un ciel en colère. Les coups de tonnerre ont démarré aux trois coups, il y avait à l’évidence un synchronisme étonnante entre les éléments de la scène et les éléments du cosmos. « Moi j’adore ça », a témoigné un des interprètes après la représentation, « Si je pouvais jouer à poil sous la pluie, je le ferais ».

Avec cet orage d’une violence rare, la violence du propos scénique était décuplée. Sans compter la présence des interprètes, qui luttaient contre les éléments naturels tout en cherchant à nous associer à leur histoire. Dès lors qu’ils ont cessé de lutter contre, et d’accepter l’élément naturel dans leur jeu, ils ont pu trouver leur tempo. « Ils » ? Les quatre corps dansants. Ou les quatre clowns. Ou les quatre personnages. Avec ces zigotos-là on ne sait pas.

Spontanément on se dit : quatre personnages comme quatre récits croisés ? Non. Du tout. Ils ne se rencontrent pas ou peu. On ignore ce qu’ils ont à se dire. Ils existent mais font chemin distinct. Ils ont suffisamment à faire avec eux-mêmes, continuellement occupés dans cette guerre du soi à soi — est-ce cela qui les rend si attendrissants ? Ils ne se rencontrent pas mais se rencontrent par les corps, la danse, le ballet. Par un sublime ballet claudicant. Un ballet claudicant sur le dancefloor. Le plus dingue est l’apparente improvisation perpétuelle, alors que l’on sait bien que l’écriture chorégraphique est fine. Tout est écrit et rien ne paraît écrit. Ce serait cela une chorégraphie bien écrite.

Et il y a ce bruit d’hélicoptère. Une allusion aux treize soldats morts en hélicoptère au Mali lors d’une opération de guerre contre l’islamisme radical ? Un deuil national venait d’être décrété peu avant la représentation… Les danseurs et danseuses de Subliminati Corporation savent capter le monde et nous le renvoyer sous forme diffractée. Les Collectors les soupçonnent d’inventer une situation et des costumes selon le moment où ils jouent.

Malgré la puissance troublante de Deixe-me, le public est resté dubitatif. Il a ri, beaucoup. Il a kiffé, beaucoup. Il a aimé les personnages, beaucoup. Mais il est resté attentiste, embarrassé, entre le zist et le zest, incertain, indécis, interrogatif, sceptique, indéterminé, irrésolu, en d’autres termes : perplexe. Des spectateurs et spectatrices perplexes troublé.es par la co-présence continue entre la grandiloquence de la musique et la fragilité des humains. « Les deux semblaient se confondre et c’était assez perturbant, en fait » résumera une spectatrice, avant de qualifier ce trouble de « torture des esthétiques ».

Perplexe aussi comme cette spectatrice accoudée au bar après la représentation, que Les Collectors ont pu approcher (non sans boire un verre) : « J’ai trouvé ça trop cool, et puis quand ça c’est fini je suis restée comme deux ronds de flan. Pas pu décoder. Pas trouvé de fil rouge. Pas tout suivi. À un moment donné j’ai pensé trouver une idée, et puis c’est reparti. » Le spectateur ou la spectatrice perplexe, Les Collectors ne l’ont pas trouvé qu’au bar. Il ou elle déambulait aussi dans le hall du théâtre, comme s’il fallait mettre des mots sur sa perplexité et rentrer chez soi en ayant déposé son sac de problèmes esthétiques. Les Collectors ont soupçonné un moment le public de reproduire les mêmes gestes que les interprètes de Deixe-me, qui avaient trimbalé leurs balluchons — une allusion aux migrants ? — tout au long de la représentation, avant de les déposer sur scène et de s’en aller, dépouillés de leurs soucis. Cette histoire de sac a même donné lieu au pitch de la soirée : Deixe-me, ce sont des gens qui reviennent de la guerre et à la fin ils enterrent leurs morts. »

Pour Le Dico du spectateur,
Joël Kérouanton,
à partir des paroles receuillies par Les Collectors.






DISTRIBUTION
DE ET AVEC : MIKEL AYALA, AUDE MARTOS, MAEL TEBIBI, ROMAIN DELAVOIPIÈRE.
CO-MISE EN SCÈNE : VIRGINIE BAES & SUBLIMINATI CORPORATION
CRÉATION LUMIÈRE : THOMAS BOURREAU
RÉGIE GÉNÉRALE : MATHILDE PACHOT
ADMINISTRATION / PRODUCTION : LES THÉRÈSES ET SARAH BARREDA

Crédit photo : Sébastien Armengol (photo de constat) et Joël Kérouanton (photo de contexte)

Mise en ligne le 17 mars 2020 et dernière mise à jour le 9 mars 2021.