« Les Sauvages’68 »
REGARDS ET PENSÉES
Gorges, espace Agora, 14 juin 2024
Cet article est le récit d’une matinée « Critique des spectateur·ices » menée avec les stagiaires de la formation-action culture et lien social du Vignoble, autour du spectacle Les Sauvages’68 chorégraphié par Meritxell Checa, compagnie Wilky Troc.
Ouest-France — Mardi 4 juin 2024
Avec « Les Sauvages’68 », les seniors dansent le printemps de 1968 à Boussay. Meritxell Checa, danseuse professionnelle et chorégraphe, a créé la troupe de danseur·euses les Sauvages, pour les 60 ans et plus. La troupe présente son premier spectacle original, intitulé Les Sauvages’68, vendredi 7 juin, à Boussay (Loire-Atlantique). Ce spectacle de danse raconte l’impact des événements de 1968 sur évolution sociale, jusqu’à aujourd’hui.
Journée chaude, route sinueuse.
Parking dans un pré, herbe pas fauchée.
Descente à travers un bois, chemin escarpé, accessibilité ?
Un champ-cuvette, du vert, du vert, du vert.
Un peu de chaises, un peu de couvertures, un peu de tapis.
Soleil mourant, danse naissante.
Ambiance champêtre, haie d’arbres en fond de scène.
L’eau, la prairie, les arbres : petit cocon.
Effluve sonore de la Sèvre, bar penché ou effet de la bière locale ?
Ambiance festive, une belle jauge d’audience — comme on dit.
Des enfants et des ancien·nes, des solitaires et des groupes, des voisin·es, le familial fan-club des danseur·euses, du monde du monde du monde pour un truc perdu à Boussay.
COMMENT DIRE ?
On pourrait le dire comme ça : Sauvages’68 c’est de la danse-théatre, par une mise en scène de corps en mouvement, avec des tableaux : on n’est pas habitué.
Ou ! Sauvages’68 c’est une play-list sympa, des costumes sympas, les années 60-70 en plein cœur, le yéyé dans les oreilles, entre intime et universel (bon ça décrochait un peu quand même).
Ou !!! Sauvages’68 c’est le récit d’un contexte social autour de la condition de la femme. Entre chaque tableau dansé ou chanté, des moments contés, comme ces histoires autour des objets retrouvés dans les greniers des danseur·euses. Chacune bousculait l’autre pour raconter son objet fétiche : ardoise magique, Rubik’s Cube, bijoux hippies, radio-cassette, et cette bousculade créait un mouvement dansé. On choisit l’objet parce que ça parle, parce que ça raconte une histoire, et l’effet bousculade crée de l’humour, jusqu’à fabriquer une danse, la danse de l’urgence à dire ce passé révolu.
Et puis il y a eu cette scène dansée avec des claquettes. Et ces moments de valse. Et cette femme, très belle, avait-elle soixante ans ? Sans parler des témoignages de vie, comme ce récit sur la souplesse et l’équilibre, qui nous renvoie à nos potentialités souvent peu usitées : nous aussi, on pourrait danser (mais bon).
DANSE DE LA LIBERTÉ
Ça démarre tandis que rien n’annonce que ça démarre. Les corps ne dansent pas et soudain les voilà dansant. Les corps cherchent ce que fait le toucher chez leurs partenaires de jeu, et l’exploration glisse subrepticement vers du chorégraphique. Magie de l’écriture scénique, ou comment un entraînement commun au massage devient subitement rythmique.
Les danseur·euses se frottaient les mains et on se disait I·Elles parlent du covid ?
Ce spectacle a fait du bien aux danseur·euses — souriant·es, i·elles kiffaient leur moment. Il nous a fait du bien aussi, et ce n’était pas gagné : vendredi soir, pas le noir dans la salle, compliqué de se mettre dedans, gens qu’on connaît. Mais Sauvages’68 donne étrangement « envie d’aller vers cet âge-là » ou même : de refaire de la danse.
On s’est posé la question : est-ce qu’on aurait eu envie d’aller partager un moment de danse avec i·elles ? Non. Parce qu’i·elles étaient dans leur univers, c’était leur troupe et on se sentait vraiment spectateur·ice de leur troupe.
On s’est reposé la question : est-ce qu’on aurait eu envie d’aller partager un moment de danse avec i·elles ? Oui. Pour ressentir ce qui fait groupe. Pour ressentir ce qui fait troupe.
Sauvages’68 ? Le spectacle d’une troupe à l’œuvre, avec ses dramas, son contexte, ses coulisses.
UN HOMME À JARDIN
Un homme était assis à jardin, tout près des enceintes ; les danseur·euses le regardaient souvent.
L’homme était veuf dépuis peu — on l’a su bien plus tard —, sa femme danseuse étant décédée pendant la création de Sauvages’68.
À la toute fin du spectacle, la troupe est allée voir l’homme assis à jardin, comme une pensée collective en acte, avec le sourire.
Le mari était à terre, mais bien debout, malgré qu’il fût assis.
UNE DANSE EXIGEANTE ?
Y a-t-il de l’exigeance dans Sauvage’68 ? Vaste question, inévitable question, apparue au fil des conversations.
— Meritxell [Checa] dit avoir eu avec les danseur·euses des exigences similaires à celles qu’i·elle a avec des pros.
— Oui, peut-être, ça doit être exigeant la danse. Mais là, on n’était pas dans l’exigence.
— Qui d’entre nous peut faire ça ? Franchement, c’était exigeant.
— Est-ce de l’exigence technique, ou est-ce de l’exigeance de corporalité, d’interprétation ?
— À la base, danser fait partie du mouvement de notre quotidien. L’exigence, c’était de pouvoir librement danser selon ses compétences et sa façon d’habiter son corps. L’exigence, c’était cette liberté à trouver, et qui fut diablement trouvée, non ?
— …
Le débat s’est poursuivi, longuement, très (trop ?) longuement, plus longuement que le temps du spectacle : comme s’il y avait le temps du spectacle, éphémère, et le temps des spectateur·ices, infini. Est-ce de la danse ou est-ce de l’expression corporelle ? On en a même fait un référendum, de cette question. Avec vrai isoloir et vraie urne, la démocratie culturelle ça ne rigole pas ! Résultat : Sauvages’68 c’est de l’expression corporelle à 50 % de OUI et à 35 % de NON (15 % blancs). Cel·leux d’entre nous qui avaient une pratique de la danse estimaient que « côté technique y avait pas » ou « y avait de l’écriture, mais pas toujours ». Pour autant, d’autres affirmaient que ce qu’i·elles ont vu « c’était fort ». Au final, une grande majorité de spectateur·ices pensaient évident de partager publiquement ce travail.
Les a priori sont parfois tenaces autour de la danse contemporaine : crainte de s’ennuyer, illégitimité à être présent·e dans un festival d’art, etc. Ne venant pas du champ culturel, comment accompagner le mouvement des personnes vulnérables vers la culture. Quelle légitimité avons-nous tandis que, nous même, nous ne fréquentons pas aisément les œuvres.
Serions-nous venu·es sans la contrainte formative ? Pas si sûr.
Aurions-nous regretté ? Évidemment.