La sieste en dissensus

EXTRAITS DE CONVERSATIONS

Gorges, espace Agora, 14 juin 2024

Qui eût cru qu’un simple mot, « sieste », puisse à ce point réveiller les dissensus de pratique culturelle dans le champ social ? Ou comment des zones intimes révèlent les enjeux des pratiques. De là à dire que la sieste est politique, il n’y a qu’un pas. Ici, on dirait plutôt : le rapport à la sieste dans les pratiques de spectateur·ices est le révélateur du rapport social-culture. Dialogue capté pendant la formation.

— Tout à l’heure, tu parlais d’une personne accompagnée qui avait dormi pendant un spectacle ? Et si ça avait été l’inverse ?
— Ça ne peut pas arriver ! Je suis aux aguets en permanence. À ce moment-là je suis dans ce rôle d’accompagnante, je ne me laisse pas aller. Cela dit, c’est une réelle question : quelle est ma posture de spectactrice en travail et hors travail ? Quand j’amène quelqu’un·e voir un spectacle dans le cadre de mes fonctions d’éducatrice spécialisée, je vais être en attente de ce qu’i·elle va ressentir de la situation. Est-ce que je vais parvenir à conscientiser que je suis aussi spectatrice, que je peux vivre le spectacle en acceptant les émotions qui me traversent, et me recentrer sur moi-même face à une œuvre ? Cette jeune femme, je trouvais ça extraordinaire qu’elle dorme pendant ce spectacle pas du tout endormant. Aurait-elle, de son côté, trouvé extraordinaire que je dorme aussi ? Bon, elle ne m’aurait pas vu dormir : elle dormait.
— Est-ce que ça t’aurait déligitimer en tant que travailleuse sociale de dormir à côté d’elle pendant le spectacle ?
— J’aurais pu m’autoriser à dormir pendant le spectacle, mais je ne m’autorise pas à faire une sieste pendant mes heures de travail. Ça ne m’est jamais arrivée de m’endormir en situation professionnelle pendant un spectacle, mais ça m’est déjà arrivée de ne pas être là, au sens où mon imagination s’évade. Un peu comme dit Vassily Kandisky : « Quand vous êtes devant un tableau, vous y êtes dix secondes : vous pensez très vite à votre liste de courses, à l’enfant que vous allez récupérer… »
— Ça t’est arrivée de ne pas pouvoir être dans l’échange après une sortie culturelle  ?
— Oui, et de me dire : « J’ai rien compris. » C’est pour cela que je laisse toujours la possibilité à cel·lui que j’accompagne de digérer le spectacle, de le raconter le lendemain ou plus tard… ou pas du tout.
— C’est véritablement une tension interne que d’être en situation d’accompagnante et en situation de spectateurice. Pourrait-on parler de « tension heureuse » ? Au final, quel est le danger que tu t’endormes à côté de la personne pendant un spectacle ? Est-ce que tu vas mettre en danger physique l’accompagné·e ? Est-ce que tu vas mettre en danger le contrat de la relation ? Peut-être l’accompagné·e ressentira quelque chose comme : « Ah elle dort ! Elle est humaine, comme moi. » Et peut-être il y aura, à un moment donné, dans un cadre donné, dans un laps de temps court et repérable, il y aura une relation d’humain·e à humain·e, en dehors des statuts, et les accompagné·es rêvent parfois de ce que l’on nomme une « relation horizontale ». Rêvent que dans un cadre précis il y ait juste une relation faisant fi de cette violence symbolique qu’imposent vos statuts dictints : ce que le psychiatre Jean Oury nommait « la relation entre la·e payé·e et la·e payant·e », la·e payé·e étant la·e professionnel·le qui gagne sa vie en accompagnant une personne en situation précaire. L’enjeu ne serait-il pas que cette violence symbolique se réduise le temps d’une pratique artistique ?