Critique du spectateur
COLLECTE D’IMPRESSIONS APRÈS « N’ÊTRE PAS NÉ » (DE ET PAR YVES CUSSET) - 26 FÉVRIER 2016.
Présentation du Théâtre de la Ruche : « N’être pas né, rien que d’y songer quel bonheur, quelle liberté, quelle espace…», nous dit Emil Cioran ; à quoi Yves Cusset répond : « Je sais aujourd’hui que si j’existe, c’est parce que j’ai tété ». C’est à une heure d’intelligence, d’humour, d’esprit et de rire que nous invite l’artiste.
(…) En entrant dans le Théâtre ils se sont fait remarquer en lançant à la volée. « C’est qui Yves Cusset ? » - la tête d’affiche du jour. Éclat de rire général.
Elle est sage-femme, lui on n’en sait rien : « J’avais envie de sortir madame, alors je lui ai proposé ce spectacle ». Regard trop complice. C’est surprenant comment lui semble l’aimer. Elle on en sait rien.
« Je suis sage-femme et c’était surprenant d’entendre ce texte, la naissance d’un enfant vu par l’enfant lui-même, des phrases assez drôles, des expressions assez justes pour dire ça. Je m’y suis bien retrouvé ». À la question peut-on rire de tout la femme oubliera la réponse culte de Desproges (oui, mais pas avec n’importe qui) et répondra : « Oui et Yves Cusset le réussit bien. Il sait tourner les choses, il a le phrasé. Son propos était fidèle à la réalité, je m’y retrouvais bien ». Comment viviez-vous les choses ? « Je me sentais à ma place [de spectatrice], j’ai beaucoup aimé quand il glissa sa tête entre les chaussettes accrochées au fil à linge : elles devenaient soudain boucles d’oreilles. Non vraiment c’était un bon moment, une belle surprise ». À n’en point douter, le cadeau de l’homme fut un beau Kinder Surprise pour cette sage-femme très sage.
À sa bonne place, ce n’était pas tout à fait le cas de l’homme, « le théâtre ce n’est pas évident, ce n’est pas si facile d’être spectateur de théâtre ». Il enchaîne sur ces « nouveaux pères » évoqués non sans ironie par Yves Cusset tels le Beaujolais nouveau, « dans les années 50 ce n’était pas les mêmes pères… Maintenant on est plus chétif, on a plus de technologie et je trouve qu’on est moins intelligent ».
« Nous avions le choix ce soir entre aller au spectacle ou regarder le match de rugby. Nous avons choisi la première option et on ne regrette pas. Au fait c’est quoi le score du match ? ». S’ensuit un laïus du genre Il faut aller plus souvent au théâtre, C’est beau le spectacle vivant, Au moins on y est actif c’est pas comme le cinéma, etc… Ah bon, le cinéma est passif ? Ben oui rétorqua l’homme, on est tous avec nos pop corn, et peu importe notre attitude le film sera toujours le même. Ce que l’ami Umberto Eco, tout juste disparu de ce bas-monde, résumait par une oeuvre d’art peut être interprétée de différentes façons sans que son irréductible singularité en soit altérée (L’oeuvre ouverte, 1962).
L’homme est satisfait de la soirée (« c’était quand même sympathique ») mais râle sur ce mauvais titre, il dira même qu’on s’est tous fait piégé, reprenant à son compte une célèbre phrase de Frederik Mey : C’est l’abonné qui s’est fait couilloner. L’homme annonce très vite qu’il est venu sans a priori, « je sors souvent heureux du Théâtre, car je n’ai pas d’attente particulière ». Convaincu, agréablement convaincu à chaque fois. Un spectateur idéal, disposé à tout recevoir, un peu bonne pâte. Mais on comprendra que non, en fait, que cette belle disposition a déjà volé en éclat, que ce spectateur-idéal a déjà claqué la porte en plein milieu d’une représentation, comme ça, d’un coup d’un seul. En creusant un peu on apprendra que c’était à l’occasion du Lac des Cygnes. Il n’a pas précisé le nom du metteur en scène. Comme si le titre de la pièce suffisait à elle seule pour expliquer son rejet.
L’interview devient conversation, chacun échange sur la petitesse de la salle, la grande promiscuité entre les spectateurs et l’acteur. Comme si le public jouait un des rôles principaux : à lui de jouer juste pour donner à l’acteur le talent qu’il mérite. Spectateur responsable, bonjour la pression. Tout geste, tout son, toute attitude produit un impact non négligeable sur le jeu de l’acteur. Y a intérêt à se tenir à carreaux. Sinon privé de dessert. Papa ne va pas être content. Pour N’être pas né d’Yves Cusset, ça donne des spectateurs du premier rang figés, voir statufiés. Parfois ça craquait. Le rieur était le premier surpris de son rire, hoquets rieurs devenus incontrôlables.
Lisa, Joël
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(…) Avec la dame aux cheveux blancs, je me suis fait limite rembarré, elle me dit : « Je n’aime pas parler de ma réaction à chaud… Je suis venu hier, et aujourd’hui, je préfère attendre que ça décante ».
Une élève
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(…) Nous rencontrons deux femmes époustouflées, émerveillées par les jeux de mots, les gymnastiques des sens. C’est comme si je lisais du Sophocle suivi d’un livre d’humour dit l’une. J’aurais bien aimé être son élève du temps où j’étais en lycée dit l’autre. Yves Cusset permet d’éclairer ses propres connaissances et questionnements. Toutes deux ne savaient pas où elle mettait les pieds en arrivant à la Ruche.
L’image du nouveau père tel le beaujolais nouveau vous a-t-elle parlé ? « Oh vous savez il y a des hommes qui sont femmes, et des femmes qui sont hommes » dit la première. Ce n’est pas que je m’y retrouve dans ses personnages complète-t-elle, mais il me fait quelque chose ». On la sent un rien décontenancé par Yves Cussey, séduite serait plus juste. Un spectacle comme ça, ça hypnotise. « Ses personnages ressemblent plus à mes enfants. Il parle de choses qu’on ne dit même pas, c’est un texte sur l’intime. C’est l’intime qui resurgit. Ses spectacles construisent des châteaux intérieurs. (…) Je me demande pourquoi Yves Cusset n’est pas plus reconnu, c’est le début de quelque chose de solide, on a à faire à une mine d’or ! Je le verrais bien au Grand T. »
La copine n’est pas de cet avis. Mais alors pas du tout, « J’aime beaucoup rire, je ris facilement mais là je me suis détaché, tel un mouvement de spectateur en creux. Des hauts et des bas. Quelque chose m’a dérangé, je ne sais pas comment l’exprimer.. J’ai préféré les à-côtés, les imprévus, les hors-scène, les interludes, le reste - c’est-à-dire l’essentiel - présentait un côté bavard, sans continuum, sans grand rythme, sans quelque chose qui décale vraiment et surtout : sans élasticité. Cela a fini par lasser ». Au final elle se dit spectatrice mi-figue mi-raison (version soft) ou très critique (version hard).
À la question êtes-vous public de l’artiste ?, l’une des femmes n’imaginait pas un instant qu’il la regardait. Nous insistons, qu’a pensé Yves Cusset de vous en tant spectatrice ? « Je ne sais pas, j’étais très concentré. On compose avec ce qu’il nous propose ».
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(…) Nous rencontrons Yves Cusset. L’homme a l’air dubitatif. Se dit gentil, a envie de boire du rouge (nous aussi on a envie de boire du rouge), a envie de toucher tout le monde, c’est mignon. Joue sans complice et aime les accidents. S’agite beaucoup quand il parle, tous les prof de philo font des gestes quand ils parlent (c’est une secte).
On le branche sur la petitesse de la salle, admet avoir moins de liberté dans ce genre de lieu, « faut pas devenir parano », estime à 100 le nombre de spectateur au-delà duquel il y a un effet de masse, où l’attitude d’un spectateur n’impacte pas trop le mouvement d’ensemble, où l’individu est dissous dans le nombre. En dessous de 100 comme ce soir, tout le premier rang faisait la gueule. Sauf quand ça craquait.
À quoi on ressemble, nous spectateur ? La question le fait sourire. Il se dit spectateur des spectateurs, fait part de sa volonté d’entrer en relation avec tous les spectateurs, « Je veux toucher tout le monde. Chacun et tout le monde ce n’est pas la même chose ». Yves Cusset règle est en une seconde la question de l’acteur-spectateur-des-spectateur : « c’est une blague, quand je regarde les gens j’espère que ça ne va pas durer une heure, parce qu’il ne passe rien. Ils ne font pas le spectacle, ils sont justes spectateurs ». (…) Parfois il y avait de la lumière sur nous comme si nous étions acteurs de nos propre vie. Et lui il nous regarde comme si on inversait les rôles un moment. Il nous incluait dans son truc. Mais on est dans le noir complet, et il y a quand même un mur qui se créé, avec l’éclairage l’acteur ne nous voit pas, en fait. Ils reçoient de simples ondes. Il nous pressent.
À la fin de l’entretien, les élèves interrogent Yves Cusset à propos du travail d’acteur des profs de philo. « Ce n’est pas la même chose : pas mal d’enseignants oublient qu’ils ont un corps. Ils ne seraient que pur esprit. Or une représentation théâtrale met en jeu tout le corps. Les profs de philo, faut qu’ils soient vraiment à fond. »
Joël & les élèves de l’atelier de création littéraire