Brother ? Father ?
Le texte Brother ? Father ? rend compte d’un jeu (Générique) mené le 27 mars 2015 à la bibliothèque du lycée Jean Perrin, à Rezé. Cette expérience s’est déroulée en présence d’élèves et enseignant de l’établissement, à l’occasion d’un atelier de création littéraire en écho aux arts du spectacle. Le jeu prend la forme d’une discussion d’après-spectacle. Les spectateurs et les performeurs se retrouvent pour parler d’un spectacle comme s’il venait d’avoir lieu et en discutent les pourquoi et les comment ; ce faisant, ils le créent ensemble, les uns en inventant de possibles questions, les autres en imaginant des réponses cohérentes entre elles. En même temps qu’il joue avec les codes et les figures du discours artistique, le jeu crée les conditions de l’élaboration en temps réel d’une fiction ouverte à tous.
Des portraits. De beaux portraits de famille tout plein : le père, la mère, la fille, la grand-mère, le grand-père et le chat. La famille au complet dans toute sa beauté. À un détail près: l’ensemble de ces visages qui nous regardent, qui VOUS regardent sont rouges, soutenus par un fond rouge. Monochrome prémonitoire d’une vie de famille sur un fil à bascule. On le devine par la puissance de ce rouge, on le devine aussi par cet écriteau : JE NE CESSE DE TE DIRE JE T’AIME. TU NE CESSES DE ME DIRE JE T’AIME. MAIS JE SAIS QUE NOS SENTIMENTS NE SONT PAS DE MÊME NATURE. Le spectateur apprendra par la suite que cette phrase est issue du journal intime de la fille.
C’est sous fond d’Aigle noir, chanson de l’artiste Barbara qui évoque son viol incestueux commis par son père, que l’enfant apparaît au public : il se dénude face à un portrait qu’on devine être de son père. L’enfant (magnifiquement interprété par Julia Cesky) réapparaîtra plus tard en tutu rose, s’engageant maladroitement dans des pointes. Pendant la danse on entendra la voix du père en off, « Il me souvient, la toute première fois que je la vis danser, d’avoir été submergé par un spasme presque douloureux de réplétion esthétique. Elle avait une façon inimitable de lever ses genoux légèrement pliés et, pendant une seconde, l’on voyait naître et flotter dans le soleil la trame d’équilibre vital que formaient le bout de ces pieds pointés, ces aisselles pures, ces bras polis et bruns ».
Interprétant le rôle de la mère, la célèbre violoniste Saroya TrenCoat accompagne d’improvisations toute maternantes ces plongées dans l’univers enfantin. Alors cet amour de la victime pour son père, fantasme ou réalité ? Gérard Dubois (le frère du chorégraphe Olivier Dubois) nous plonge dans un univers poétique, ponctué de lecture de journaux intimes. Se dessine alors une histoire d’amour passionnelle, où l’enfant finira par tué son père dans une scène rouge de sang sous fond de punk rock pianoté. Qu’est-ce que la normalité, lorsque l’on parle de relation ? Alors bien sûr nous pensons à une variation de Lolita de Nabokov. Mais la force du propos est de ne pas donner de réponse. Le spectateur, entouré d’images du chat confident de la jeune fille, plonge dans l’ambiguïté de la relation. C’est donc l’histoire d’un crime, c’est aussi une histoire d’amour, et puis on ne sait pas si c’est un crime et puis on ne sait pas si c’est une histoire d’amour.
La société (in)humaine est représentée par la présence d’un vrai chat sur scène : lui seul peut entendre les dires de l’enfant. Un chat dont le focus vidéo sur sa tête moustachue donne du grain à moudre aux spectateurs des animaux, toujours prompts à s’emballer pour trois crottes sur scène. “Une idée de Gérard (Dubois) assez chouette, précisera l’acteur Clément Portal incarnant le rôle tortueux du père, ce chat c’est le meilleur ami de cette jeune fille, c’est un peu comme son confident, elle ne peut parler de sa relation paternelle qu’à un être qui ne parle pas”.
Dans cette nouvelle pièce - précisément la onzième créée dans le cadre de sa compagnie - Gérard Dubois ne cherche pas à représenter le réel de l’inceste. Les curieux trouveront d’amples précisions dans le livret accompagnant la pièce, transmis à chacun des spectateurs à l’entrée du Théâtre de Rezé. On y présente le geste de Gérard Dubois comme « de la simple monstration d’un réel présenté comme brut : la réalité incarnée par les journaux intimes fait alors effraction sur la scène de l’art en brisant le cercle de la représentation ».
L’inceste, c’est vieux comme le monde et on n’aura jamais cessé de traiter le sujet. C’est un tabou considéré comme un universel présent dans quasi toute société. Les tragédies grecques en regorgent (Zeus est marié avec sa sœur Héra), Ramsès II aurait eu des enfants avec au moins deux de ses filles, l’empereur Néron des relations incestueuses avec sa mère, dans la Bible les Filles de Loth, après la mort de leur mère, enivrent leur père pour perpétuer sa lignée : Gérard Dubois ne fait que prolonger sur scène l’Histoire de l’(in)humanité en s’inscrivant dans un « théâtre du réel » accompagné d’un dispositif aléatoire inédit : le journal intime de l’enfant provient des performeurs et change à chaque représentation au fur et à mesure qu’il s’écrit réellement par ceux-là même qui jouent. La partition musicale varie entre la 40 et 55e minute, selon les humeurs de Saroya TrenCoat et les berceuses collectées dans les lieux de diffusion.
Lors d’une rencontre publique d’après spectacle, la troupe de Gérard Dubois expliquera par la voix de son éclairagiste Joe Keral que « la vidéo diffracte la scène du crime », qu’elle invite le spectateur à apposer son regard à Cours, Jardin, Fond de scène et même derrière lui, produisant dès lors un « public en mouvement face à l’inéluctable fixité du crime ». La vidéo est ici défendue comme langage autonome, susceptible effectivement « d’accrocher les jeunes » quitte à se situer dans le spectacle spectaculaire qui n’assume pas la spectacularité du théâtre. Nous aurions pu craindre une vidéo spectacle du crime, mais ici nulle illustration : la vidéo sert le propos, le tient.
Les contradicteurs s’élèveront contre ce genre de spectacle qui aurait pour rôle d’expier des crimes non jugés, au risque d’infliger de la violence au spectateur. D’aucuns diraient que ces mêmes spectateurs deviendraient par la suite des spectateurs-Nabila tant le face-à-face avec de telles problématiques est déroutant et donne envie d’aller vers la facilité. La troupe a même témoigné de phénomènes rares comme des spectateurs concentrés sur le hors sujet (nous touchons-là les limites des spectacles dits de société) zigzaguant dans le hall d’accueil après la représentation, ou encore des spectateurs remerciant le théâtre public subventionné car, auraient-ils affirmé auprès de membres de la Compagnie du chorégraphe, assister à des spectacles, et notamment ceux de Gérard Dubois, leur évitent de se payer une psychanalyse.
Nous donnons rendez-vous en mars 2017 pour la suite de cette trilogie. Gérard Dubois, dont la radicalité ne nous surprend plus, est très discret sur les problématiques de ces prochaines créations. Après Boyfriend ? Father ?, aurions-nous The brother of the fugue ou Mother with three lovera ? A suivre.