Mon histoire de spectateur

Lecture dialoguée avec le public, à partir des définitions du Dico du spectateur et d’un fil rouge narratif et musical. Selon le lieu et le public, le format est disposé à des variations.

En présence de Filip Forgeau (auteur & metteur en scène) et des lecteurs de l’Archipel - pôle culturel Fouesnant - Les Glénan, 06 octobre 2015.

Je vais vous raconter une histoire. Mon histoire de spectateur. Un spectateur empêché. Empêché de voir ce qu’il voulait voir. Pas libre pour un sou. Criblé d’obligations dictées par les plaquettes. Qui me disaient ce que je devais voir avant d’avoir vu. (PAUSE) Je n’allais donc plus voir des oeuvres d’art, j’allais voir si je comprenais ce que je devais voir. Et je ne comprenais rien. Je ne comprenais rien de ce que je lisais, et donc je ne comprenais rien de ce que je voyais. Plus je lisais les plaquettes moins je comprenais et plus ça m’intriguait.

(PAUSE)

Cette histoire a commencé avec la chorégraphe française Catherine Diverrès. Rien saisi de la plaquette = rien saisi du spectacle. Je me sentais un peu idiot culturel, en fait. Quelqu’un qui allait voir des spectacles comme s’il était extérieur à tout ça. Comme si ce qui se déroulait devant lui se trouvait derrière.

Souvent je restais de marbre, comme assis à attendre un bus qui ne venait pas. J’allais jusqu’au bout de la représentation, dans l’espoir que ça décolle. Mais dès que l’intensité du jeu diminuait, je piquais des choux. En plein spectacle. Surtout si j’avais dîné avant. Une journée de labeur dans les pattes, de jolis fauteuils molletonnés et me voilà roi de la décroche. Mes rêves prenaient le dessus sur le spectacle. Or ces rêves disaient parfois autant que le spectacle lui-même, à leurs façons. L’impression que la vraie scène se déroulait, avant tout, dans mon cerveau. N’est-ce pas ainsi que la fiction se fabrique et que l’imaginaire révèle sa puissance indomptable ? Je restais cependant conscient et évitais de ronfler la bouche ouverte. Le spectacle m’hypnotisait, en quelque sorte. C’était ça, c’était bien ça : j’étais devenu un spectateur-hypnotisé(lecture par spectateur 1).

Intermède musicale

Le comble : je vivais avec une fan de danse – la danse à tous les étages. Elle se demandait si la danse n’était pas morte. Si elle pouvait encore dire des choses aujourd’hui. Si l’histoire de la danse n’avait pas déjà tout dit. Et ce qu’elle pouvait dire de plus.

Ma dulcinée avait son histoire de l’art dansé, j’avais mon histoire de spectateur. En même temps l’histoire du spectateur, c’est un peu l’histoire de l’art. C’est un peu elle et moi, c’est sexuel en fait. Les enjeux ne sont pas moindres. Je commençais à le voir.

Ma danseuse adooorait se faire un spectacle comme d’autres se tapent une belote. La sortie théâtrale était inscrite dans ses gènes, son euphorie était contagieuse, j’étais un bon client, elle pouvait m’embarquer n’importe où, même aux spectacles de danse les plus conceptuels : de toute façon, c’était toujours gééénial. Il fallait y aller, elle avait des invit’, peu de temps après elle était dans la salle. Et le faisait savoir. Elle faisait savoir qu’elle était en phase avec les critiques lues et relues. Elle devisait après la représentation, non pour traduire sa réception personnelle du spectacle, mais pour me restituer les critiques de son hebdo préféré – oubliant les siennes au passage. En quelque sorte, elle était devenue une spectatrice endoctriné (Lecture par spectateur 2).

Intermède musicale

Les critiques de la presse m’intéressaient, parfois je les lisais, parfois non, ça m’ouvrait sur le monde, ça forgeait et affinait mon regard de spectateur, c’était pas mal. Mais ça ne m’aidait pas à savoir comment partager une expérience esthétique et en rendre compte précisément. En d’autres termes, les critiques ne m’aidaient pas à réfléchir à ma fonction : celle de spectateur.

Sortir au Théâtre était à chaque fois une belle aventure, j’adorais l’avant-spectacle, l’ambiance, les conversations, il suffisait d’écouter les brouhahas de spectateurs : — (spectateur A) Ma soeur est un peu bizarre ces temps-ci, elle ne désire rien d’autre que se retrouver seule, derrière une porte bien close, — (spectateur B) Je viens d’apprendre que Pina est morte !!! — (spectateur C) Il s’en est encore passé des bonnes à mon boulot cette semaine…, — (spectateur D) J’ai fait des courses tout l’après-midi, suis rincé, — (spectateur A) Le week-end dernier on lui a donné un p’tit chat, à ma soeur, mais c’est trop d’entretien, — (spectateur B) Et Merce Cunningham aussi il est parti, en deux mois, on a perdu l’histoire de la danse contemporaine, — (spectateur C) Hier j’ai fait grève, ’suis allé à la manif ’contre la retraite à 67 ans, y avait foule, — (spectateur D) J’ai trouvé ces bottines en solde, par correspondance, — (spectateur A) Sinon à part ça, ma soeur ça va, — (spectateur B) La semaine dernière j’ai vu de la non-danse, ça bouge pas mal, — (spectateur C) Autrement, on taf ’bien, y a une bonne ambiance, c’est déjà ça, — (spectateur D) Dis, tu les trouves comment, mes bottines ?

L’avant-spectacle, c’était bien, mais l’après était particulièrement difficile. Car ma compagne adorait savoir ce que j’en pensais. Elle avait la fâcheuse manie de briser ce délicieux instant de silence qui succède au clap final. Ça se passait en général dès la sortie de salle, en descendant les marches du Théâtre. Subrepticement, elle me glissait un : — (à trois voix – spectateur A, B et C) Alors ?

Je restais muet. Je n’avais rien à dire. Du moins je ne m’autorisais pas à en dire quoi que ce soit. Dire quelque chose, pour ma danseuse-experte, c’était se situer vis-à-vis de l’Histoire des arts. Ces fameuses filiations. Ces courants. En danse ça donne le néo-classique, la Modern dance, l’École germanique, la ligne américaine, la rupture cunninghamienne, les avant-gardes américaines ou la Post modern dance, le théâtre dansé, le bûto, le hip-hop, le néo-expressionnisme allemand, le voguing, le Krump, la nouvelle danse française, (PAUSE) la non-danse.

Je voyais bien qu’il y avait une guéguerre derrière tout ça, que les danseurs s’affrontaient autrement que sur scène, que des options esthétiques étaient prises, des ruptures avaient lieu. Des ruptures, peut-être, (PAUSE) mais moi je me sentais toujours idiot culturel, et, assis sur les fauteuils des nombreuses salles de Théâtre, j’avais la culpabilité au ventre. L’héritage judéo-chrétien, sans doute. Me voilà donc spectateur-culpabilisé (Lecture par spectateur 3)

Intermède musicale

Le plus drôle, c’est que je persistais dans mon idiotie culturelle. À quoi bon s’inscrire dans une histoire de la danse pour regarder la danse ? Je suivais ma danseuse les yeux fermés. Catherine Diverrès, Jean-Claude Gallotta, Merce Cunningham, Jan Fabre et plein d’autres, des connus que je ne connaissais pas, des inconnus que je ne connaissais pas non plus. Rétrospectivement j’y allais un peu comme on va à un rendez-vous amoureux. On ne sait pas trop, c’est l’inconnu, on y va et c’est tout. Secrètement on espère qu’il se passera quelque chose. On se dit que ça va changer la donne. On n’ose y penser et pourtant : on rêve d’un choc. (PAUSE) D’un emballement. (PAUSE) D’un corps à corps. (PAUSE) D’une effusion comme jamais. (PAUSE)

On rêve (PAUSE) qu’on ne s’en remettra pas.

Je sentais bien qu’il y avait quelque chose à tramer dans cette affaire-là. Ma danseuse me le disait, ses réflexions prenaient même l’allure de slogan : — (voix d’hôtesse – à trois voix : spectateurs A, B et C) L’ART EST L’UN DERNIERS ENDROITS OÙ L’ON PEUT ÊTRE INTERPELLÉ ET BOUSCULÉ DANS SES IDÉES ET REPRÉSENTATIONS. Elle me le disait mais ça passait à travers. J’attendais la claque.

(PAUSE)

C’est arrivé en novembre 2002. Dans la ville du Mans. Au théâtre de l’Espal. Je vis une pièce du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui qui me laissa pantois. Ook, ça s’appelait. Aussi en flamand. Sous-entendu : nous aussi on a des choses à dire. Nous, c’était des danseurs en vacances de langage, mais qui n’avaient pas leurs gestes dans leur poche dès qu’ils montaient sur scène.

En un coup d’oeil j’ai su. C’était ça. L’aura dégagée par ce théâtre dansé était si forte qu’elle m’englobait et me procurait une sensation de vide, de dépossession, telle une petite mort. Ou plutôt un retour à la vie après la mort. Je quittai le Théâtre en silence. Tout était dit. (PAUSE) Je venais de découvrir l’art de saisir « quelque chose » et qui ne se résume pas à du sens. Je venais de découvrir la poétique du regard face à ces corps cabossés, désarticulés, intérieurs, dissociés, aberrants, ignorés. C’était un fait : en quelques pas de danse, en présence de ces corps hors-normes, j’étais devenu spectateur-amoureux. De muet je devins bavard. D’éducateur je devins éduc-acteur. De lecteur je devins écrivain. D’inculte je fonçais tête baissée vers tout ce qui pouvait m’aider à saisir les enjeux de ce à quoi je venais d’assister. D’empêché je devenais spectateur-émancipé (Lecture par spectateur 4)

Intermède musicale

Et hop, ce n’était plus le pauvre clampin qui décryptait la danse contemporaine avec des yeux révulsés, la plaquette à la main. Je commençais à effectuer ma propre danse. Ma danse du spectateur. C’est à ce moment-là que je cessais de fréquenter ma danseuse. On ne se comprenait plus. Je m’étais, en quelque sorte, un peu trop… émancipé. Par contre, en assistant à Ook, je compris trois choses essentielles. Je compris que l’art proposait une remise en question de la conception du soin ou du social. (PAUSE) Je compris que l’art proposait une remise en question du politique, (PAUSE- PAUSE) et que certaines conceptions du soin ou du social remettaient en question certaines conceptions de l’art.

(PAUSE)

(PAUSE)

(PAUSE)

Une circularité à tous les étages

(PAUSE)

Des va-et-vient permanents

(PAUSE)

D’un monde l’autre

(PAUSE)

Dans mon parcours de spectateur, j’avais espéré un jour vivre un choc relationnel, et ce choc avait eu lieu. J’avais espéré un jour vivre un choc esthétique, et ce choc avait eu lieu. J’avais espéré un jour vivre un choc de connaissance, et ce choc avait eu lieu. La danse me faisait danser, et pas que. L’écriture dansait au contact des corps en mouvement. J’optai pour un choix radical, définitif, de penser l’art et notamment les arts du spectacle en dissociant totalement l’intention de l’artiste et la réception du spectateur, l’effet supposé et l’effet produit. (piano piano) Je décidai de suivre ad vitam aeternam Marcel Duchamp et sa citation « C’est le regardeur qui fait l’oeuvre ». Un renversement méthodologique. La tête à l’envers. Les yeux derrière la tête. D’aucuns diraient un changement de paradigme.

Très vite je prenais plaisir à convier mes connaissances à voir Ook, et savoir quelle histoire ils pouvaient bien se raconter en assistant à ce spectacle. Amis, famille, collègues de travail, tous devaient voir ce spectacle sous peine de passer à côté : après la dernière représentation, ce sera trop tard, le spectacle sera mort et leurs histoires de spectateur itou.

Je devins annonciateur de la bonne nouvelle. La bonne nouvelle d’un spectacle à ne rater sous aucun prétexte. Prescripteur. J’étais devenu un prescripteur-profane. Le moooonde devait voir ce que j’avais vu. (Lecture par spectateur 5).

(PAUSE)

Inutile de vous dire que très vite on me calma.

(PAUSE)

Mais rien ne pouvait m’enlever cette posture de chercheur autour de cet art de spectateur, je dirais même un art de la « réception créatrice » : car non seulement je découvrais que regarder est une activité en soi, mais regarder pouvait mener à oeuvrer, si l’on daigne mettre sur le même plan le rapport à l’oeuvre (ce que je vois), le rapport au public et à l’espace (ce que je vis avec les autres
spectateurs) et le rapport à soi (ce que je me raconte). En matière de regard, les possibilités étaient pléthore pour sortir du fameux « j’aime/j’aime pas », formuler une critique, une pensée, et dire la poésie : ce qui restait de vivant en nous une fois le spectacle achevé.

Ma soif de spectacle vivant et plus globalement d’art ne se tarissait pas. J’intégrais ma passion du spectateur à mes diverses expériences. On me sollicite pour écrire et faire écrire dans un centre social ? OK, mais la danse sera tremplin pour développer l’imaginaire et des formes plurielles d’écriture, notamment la danse de Larbi Cherkaoui et son spectacle D’avant, où la pratique du football a toute sa place…(PAUSE) Des professeurs de lycée général me lancent une perche pour faire écrire des élèves ? OK, mais en passant par la danse de Win Vandekeybus qui ne peut que remuer des ados en mal de sensation et bousculer leurs langues écrites en se confrontant à cette danse brutale… (PAUSE) Des éducateurs exerçant auprès d’adultes en vacances de langage sont fans d’autoportrait et souhaiteraient un coup de pouce pour écrire ? OK, on poursuivra l’écriture autour de l’autoportrait, mais on croisera leur parole avec les portraits d’Alain Platel dans Gardenia.

Quel que soit le projet de l’établissement dans lequel j’exerçais, je profitais de la situation pour aller voir des expositions ou autres spectacles. Il était, en fin de compte, aussi important que je m’y retrouve dans mon quotidien que les accompagnés s’y retrouvent dans le leur. (PAUSE) Il y allait de ma survie. (PAUSE) Prendre soin des soignants, éduquer les éducateurs, former les formateurs, tel devenait mon créneau qui pourrait se résumer par la formule suivante : — (voix d’hôtesse – à quatre voix : spectateurs A, B, C et D) L’ACCOMPAGNANT ET L’ACCOMPAGNÉ, POUR UNE DÉCOUVERTE MUTUELLE DE L’ART EN TRAVAIL SOCIAL.

Pour ce faire, fallait pas hésiter, fallait prendre des risques, (PAUSE) aller voir par exemple un opéra en compagnie des accompagnés, alors que je n’avais été à aucun opéra de ma vie. Et dans un même mouvement plonger dans la biographie de Claude François - à la demande de ces mêmes accompagnés - et ouvrir un chantier d’écriture au joli nom de (PAUSE) CLOCLO. La culture savante et la culture profane s’entrechoqueront en permanence. (PAUSE) S’enseigner mutuellement deviendra notre façon de travailler. (PAUSE) Découvrir ensemble deviendra une méthode d’accompagnement sociale et éducative.

(PAUSE)

Cela étant, les choses ne sont pas si simples. Ça se saurait. Que ce soit en présence de femmes venues d’ailleurs en centre social, d’adolescents pétaradant d’énergie d’une cité voisine, d’adultes soi-disant déficients intellectuels, je fis face à des résistances souvent analogues (lecture alternée par spectateur A, B et C) : — (spectateur A) Ça coûte trop cher, — (spectateur B) C’est trop loin, — (spectateur C) Ce soir j’ai ma série télé, peux pas rater cet épisode, — (spectateur A) De toute façon ma mère ne voudra pas que je sorte si tard, — (spectateur B) J’suis fatigué ces temps-ci, — (spectateur C) Je n’y connais rien en danse, ça m’a l’air nul ce truc, — (spectateur A) Ah tu nous aurais amenés voir Djamel en spectacle, de la stand-up comédy, j’veux bien, mais pas du théâtre contemporain, j’ten prie. Pas mon truc. Désolé.

(PAUSE)

Quand ces personnes réticentes daignaient enfin se déplacer dans les salles de théâtre, ça râlait, ça applaudissait, ça questionnait, ça pleurait, ça se taisait, ça riait, leur état de spectateur oscillait entre spectateur-rien et spectateur-mdr (Lecture successive par spectateur 6, puis spectateur 7)

Intermède musicale

Me voici à l’université. Formateur qu’ils appellent ça. (Dé)formateur pour travailleurs sociaux en devenir. J’allais rencontrer des collègues universitaires prêts à mourir par curiosité. Ça allait être la fête de la pensée et du sensible tous les jours.

(PAUSE)

Que nenni.

(PAUSE)

Les spectacles ? Pas le temps, trop cher, trop loin, la flemme. Pas mieux pas pire qu’en présence d’un public soi-disant « empêché ». Un collègue universitaire digérait même un trauma adolescent, « Ah, tu veux emmener les étudiants à la Ferme du Buisson ? Oh mon dieu ! Ça me rappelle mes cauchemars de collège. J’y vais plus ». Statistiquement fallait regarder les choses en face : 90 pour cent d’entre eux ne fréquentaient pas les Théâtres. Des spectateurs abstinents, en quelque sorte, (PAUSE) mais ne leur jetons pas la pierre : ils se situaient ni plus ni moins dans la moyenne nationale.

Certains étudiants reproduiront la posture de l’abstinence. Témoin ce mail reçu peu avant d’assister à la pièce dansée Les oiseaux, d’Aristophane, mis en scène par Madeleine Louarn et sa troupe d’acteurs handicapés mentaux, certains en vacances de langage. Des acteurs qui allaient, peut-être, rencontrer des futurs éducateurs spécialisés dans un face-à-face autre que la re-la-tion é-du-ca-ti-ve. Une rencontre sous l’égide - je cite la fameuse plaquette - d’« une farce philosophique animalière et corrosive balayant les registres les plus bariolés de la comédie grecque, du grotesque à l’obscène, sans exclure la parodie ou les satires assassines contre les sophistes et la démocratie corrompue ».

(lecture par spectateur A, B, C ou D)

Monsieur Kérouanton,
Je me permets de venir vers vous concernant la soirée « technique de médiation éducative » à la Ferme du buisson le jeudi 22 novembre, à l’occasion du spectacle Les oiseaux. Ayant des obligations familiales je ne pourrais pas être présent lors de cette soirée.
Ce n’est pas par manque de motivation ou de manque d’argent ou de volonté. Car le temps de rentrer chez moi récupérer mon fils, que ma conjointe arrive à 19 h 45 je ne pourrais pas être à l’heure pour le spectacle vu que j’ai une centaine de kilomètres pour m’y rendre, environ 1 heure de route. En plus cette soirée-là j’ai une réunion avec la paroisse pour organiser mon futur mariage. Je compte sur votre compréhension.

Sauf exception, les étudiants seront présents au spectacle et à la rencontre avec Madeleine Louarn - non sans débat sur le sens de la contrainte dans l’éducation (PAUSE) : doit-on inclure la pratique de spectateur dans le contenu de la formation ? Si l’on ne le fait pas, les étudiants spectateront-ils ? (PAUSE) Et, plus tard, dans leur pratique professionnelle, s’autoriseront-ils à créer des foyers pour l’imagination des personnes qu’ils vont accompagner ? (PAUSE) Avec en filigrane la question suivante : que fait le travailleur social de sa responsabilité devant l’attente (pas toujours exprimée) des personnes en difficulté qui attendent parfois qu’on leur permette de fréquenter des œuvres, voire de faire œuvre ?

(PAUSE)

Intermède musicale

Au final, on pourrait dire les choses ainsi : ces étudiants découvriront le théâtre par la grâce d’acteurs empêchés. (PAUSE) Le théâtre se ressourcera et déploiera une esthétique qu’on ne lui connaissait pas. (PAUSE) Un rire intempestif et libératoire qui trouvera une résonance singulière et poétique dans l’interprétation de ces acteurs drôles et ridicules, gracieux et cruels. Des danseurs ébouriffants sur une musique electropunk de Sexy Sushi rappelant les extravagances et les fantaisies dadaïstes, dans laquelle étaient mêlées les voix enjouées de ces acteurs atypiques.

(PAUSE)

Nombre d’étudiants s’attendaient à regarder pieusement Les oiseaux, comme l’homélie du prêtre, en se tenant les côtes. Là réside l’événement : non pas dans le spectacle même, mais dans les rencontres qui s’y sont effectivement produites. (piano piano). Ou comment regarder (piano piano piano) est une pensée en action (piano piano piano piano) permise par l’espace sensible de l’art du spectacle (lecture alternée par spectateur A et B) : — (spectateur A) C’est bien connu, les personnes en situation de handicap ont sûrement beaucoup beaucoup de capacités, peut-être plus que ce que l’on imagine, en fait. En tout cas beaucoup plus que ce qu’on présuppose pour elles… et je trouve que Les oiseaux aident vraiment à déconstruire ça. On pourrait presque dire : nos constructions sont des constructions fictives. — (spectateur B) Est-ce que l’art est un outil de communication ? — (spectateur A) Mon regard fut tout sauf homogène, en fait : ce spectacle a généré chez moi une réaction violente, épidermique autant qu’une adhésion totale. — (spectateur B) Oui mais est-ce que l’art est un outil de communication ?

(PAUSE)

Déroutés (et enjoués) au moment du clap final, les étudiants ne savaient plus pourquoi ils étaient là. Je veux dire : ils avaient oublié que l’espace qui leur était proposé, dans ce théâtre, en présence de ces acteurs empêchés, pouvait devenir l’endroit du renversement. Au lieu de savoir comment éduquer ces personnes qui paraissaient si étrangères, beaucoup d’étudiants quittaient la Ferme du Buisson en chantant et dansant, et s’interrogeaient, encore en sueur : Eux, là, qu’ont-ils à nous enseigner ? Qu’avons-nous à apprendre d’eux ?

Joël Kérouanton, septembre 2013
(dernière modification : 26 septembre 2020)

NOTA BENE

1) Fiction. Les spectacles sont des fictions. Mon histoire de spectateur ne peut échapper à la fiction.
2) Bande-son. David Ségalen, réalisateur son, a donné son accord pour une utilisation libre des bandes sons créées pour le spectacle Les oiseaux de Madeleine Louarn, Théâtre de l’Entresort/ catalyse. Lesquelles bandes sons avaient été remixées après accord du groupe electropunk Sexy Sushi.
3) Clin d’oeil à Jean-Claude Bourguignon, Christine Delory-Momberger, Bernard Faivre d’Arcier, JorisLacoste, Milan Kundera, Jacques Rancière, Olivia Rosenthal, Christine Servais, Jean Vilar et aux Théâtres de l’Autre pour leurs idées iconoclastes, prêtées à leur insu et recontextualisées dans ce récit. Clin d’oeil aussi à mes propres ouvrages et articles, dont quelques fragments irriguent cette contribution.
4) Ce texte fut écrit à l’occasion d’une commande de création pour la journée Passerelles « L’art pour tous : tout un art », rencontre de professionnels de la culture et du travail social, organisée par le service culturel du Conseil général de l’Essonne – Théâtre Brétigny (2013, ACTES de la 4e_Journée Passerelles (à télécharger). Ce texte a été lus à voix haute par Jean-Pierre Chrétien-Goni au théâtre Brétigny Scène conventionnée, puis par Filip Forgeau et des spectateurs complices à l’Archipel-pôle culturel de Fouesnant-Les Glénan (2015).
5) Ce texte est conçu pour être « rejoué » dans d’autres lieux et contextes, avec d’autres spectateurs. La forme restera semblable, mais le texte et la bande son sont disposés à des variations.
6) Ce texte a fait l’objet d’une contribution dans la revue universitaire Le sujet dans la cité n°9, juin 2020. Télécharger

Note de mise en scène pour la lecture de Mon histoire de spectateur (à télécharger)