Extension
Cet article est le récit d’une soirée « Critique du spectateur » menée avec le théâtre ONYX et Les Collectors, autour du spectacle Extension.
Théâtre ONYX, 15 novembre 2019.
Mais jusqu’où iront ces artistes ? Le Cirque Inextremiste complète son nom par « Cirque et réel à risques » ! Le trio infernal d’acrobates d’Inextremiste débarque avec Extension. Comme dans leur précédent spectacle, ils réutilisent planches et bouteilles de gaz. Mais après s’être fait voler son fauteuil roulant par ses compères, Rémi revient au volant d’un engin redoutable, une minipelle ! La vengeance est prise et les frissons garantis. L’engin de chantier porte les acrobates en équilibre, jusqu’à les envoyer dans les airs (…).
PRÉSENTATION D’EXTENSION PAR ONYX
La scène du début débute mal, elle nous fait mal avec son début crash/cash/trash, elle fait du début un malaise, le début est vraiment du malaise, on se dit qu’on ne va pas accepter ça, on ne se voit pas du tout tenir comme ça du début à la fin, d’ailleurs un spectateur était prêt à monter sur scène, pour régler le problème du début parce que tout est réel il a dit, il a dit que tout est réel au début et puis on lui a dit que c’était du spectacle, c’est réel et c’est faux, c’est du spectacle alors il n’y est pas allé, sur la scène pour régler le problème du début, pour régler l’histoire entre les trois gars, le premier se fait martyriser au début par les deux autres, on hallucine, c’est vraiment l’hallu complète, mais c’est le monde du spectacle, le faux paraît vrai et là c’était plus vrai que vrai, c’était vraiment vrai, les deux autres gars mettaient le troisième dans une poubelle, on n’avait pas rêvé, dans une vraie poubelle, une poubelle verte, et hop ils l’avaient glissé dans une vraie poubelle verte, le gars martyrisé n’avait rien pu faire, il avait les deux jambes paralysées et on le glissait dans une poubelle verte, c’était presque un cercueil vertical, fallait aller le chercher, cet élan, pour échapper désespérément à l’enfermement d’une poubelle, alors il y avait un vrai malaise du début, un enfant a même dit avoir eu envie d’aller prendre le gars par la main, une personne handicapée dans une poubelle verte, le début commençait bien, ou plutôt ça commençait mal avec ce malaise du début, on se disait : Ah, c’est vraiment des salauds ! C’est dégueulasse ce qu’ils nous font ! On accepte parce qu’on n’ignore pas que l’on se trouve au spectacle, mais quand même ! Dans une poubelle on n’a pas compris pourquoi et c’est là qu’une spectatrice a dit qu’elle a vu du Beckett, l’homme dans sa poubelle c’était du Beckett dans Fin de partie, alors si c’était du Beckett ce n’était plus du tout la même chose, tout d’un coup le début devenait du Beckett alors le malaise s’est dissipé, on a mieux accepté, c’est de l’absurde, faut pas prendre les choses à la lettre quelqu’un a dit, pas voir du vrai dans le faux du spectacle, et pourtant c’était quand même bien réel ils l’avaient mis dans une poubelle verte, d’ailleurs on ne voyait que cette poubelle sur la scène, sa présence devenait presque obsédante avec ce personnage-victime qui y restait coincé, mais sous la carapace dérisoire et mortifère de la poubelle, quelque chose avait fermenté, le gars reprenait des forces, il allait riposter avec une pelleteuse !
C’est sûr, on n’a jamais vu ça, a dit un spectateur, on n’a jamais vu un cirque pareil avec une pelleteuse d’allure mutante, elle semble presque s’échapper d’un laboratoire, c’est unique au monde, ah si ! y a eu Dominique Boivin qui l’a déjà fait !, s’est souvenu un spectateur-référence, Dominique Boivin a joué seul avec une pelleteuse sur scène, Transports exceptionnels ça s’appelait, mais dans Extension c’est un peu différent, le gars il fait danser la pelleteuse sur fond de rap américain, ça envoie, on aurait dit une scène de Mad Max a même ajouté une spectatrice, Les Temps modernes de Chaplin, a renchéri une autre, et pour cause le gars donnait l’impression à certains moments qu’il ne maîtrisait pas du tout la pelleteuse, c’était bringuebalant au possible mais hyper calculé, la maîtrise était sans limites et il a fait ça cool, c’était très belge, il y avait des repères sur la planche, tout s’est passé au millimètre, c’était de la physique de haute volée — circassien c’est un métier de pointe. L’engin sautait, il sautillait même, avec son godet à l’allure incontrôlable, elle cahotait, la pelleteuse, le conducteur et les spectateurs avec, la pelleteuse mutante devenait un personnage, elle devenait le quatrième personnage de la pièce, mais non pas du tout du tout du tout, a répliqué un spectateur aux aguets, la pelleteuse était le prolongement du corps handicapé, la pelleteuse était les jambes que le circassien n’avait pas, la pelleteuse était l’Extension d’un corps.
Et finalement, que pourrait dire chacun et chacune du spectacle Extension ? a lancé à la volée un spectateur un peu prof’, et si chacun ou chacune racontait son histoire de spectateur ou de spectatrice ?, il a continué, sa belle histoire de spectateur ou de spectatrice, il a insisté, c’est l’histoire de l’intégration d’une personne handicapée physique qui vivait comme tout le monde, a affirmé un spectateur en verve, un handicapé avec deux jambes en moins, on lui fait de la misère comme aux autres, on lui fait des crasses comme tout le monde et il se venge avec la pelleteuse, il se venge sans rencontrer de problème de mobilité, au contraire ! Il se venge mais très vite la vengeance s’arrête, les protagonistes ne sont plus dans ce rapport de force, il y a un passage de flou dans le spectacle, ça passe d’un rapport conflictuel à un rapport de jeu a précisé une spectatrice, c’est peut-être un peu amené rapidement, très vite ça se dénoue, deux gars font les salauds contre un troisième et pif ! paf ! pouf ! ils sont copains, si bien qu’Extension devient l’histoire d’une différence qu’on oublie, on a oublié la différence, d’ailleurs on ne sait plus qui est handicapé et qui ne l’est pas, le handicap est tourné en dérision, on croit un moment que c’est le gars en rouge et puis non ce serait le gars en gris et puis non et puis si et puis on réalise que le handicap que l’on voit dépend de notre regard à nous, les normopathes.
Les normopathes ce ne sont certainement pas les enfants, on ne naît pas normopathe, on le devient, c’est quand même quelque chose d’être un enfant, les adultes ne prennent pas suffisamment appui sur le sol de l’enfance, un petit corps balbutiant se cache souvent dans le corps d’un adulte désenchanté, il en va d’une quête, la quête de l’enfant en soi pour retrouver un regard d’enfant devant Extension, un regard qui a pu dire des choses comme « Ils ont voulu faire des conneries, ils sont allés jusqu’au bout pour les faire — et même au-delà », qui aurait pu dire une chose pareille à propos du spectacle Extension, hein, qui en dehors d’un enfant ? Et ce n’est pas tout, y a un môme pas plus haut que trois pommes qui a évoqué L’Âge de glace, dans ce dessin animé il y a un écureuil qui cherche tout le temps une noisette, et dans Extension il y a tout le temps un personnage qui cherche une bière, qui court après sa bière, capable de prendre une planche en équilibre et de poser sa bière au bon endroit, comme s’il avait l’intelligence de la bière, le personnage n’avait vraiment pas la mesure du ridicule.
Et c’est vrai qu’au début tu rigoles, a renchéri un spectateur bien adulte, et tu te dis que les personnes en situation de handicap se marrent bien entre elles, et voilà, on ne les voit plus comme handicapées, Extension réussit une mise en valeur complexe du handicap, on se marre aussi quand ils invitent le public à leur tirer dessus avec des boulettes en papier, le public leur tire carrément dessus, et il se marre, Extension c’est un jeu punk, c’est tout le temps un jeu punk, le jeu punk du spectacle et de la vie, le jeu de la résilience, de l’acceptation de la différence où le public se dit qu’il a peut-être mal agi à un moment donné avec ses boulettes en papier, il réfléchit, le public, pourquoi a-t-il lancé des boulettes en direction d’une personne handicapée, il se le demande, presque gêné d’en rire.
Dans ce spectacle, qui n’en est pas un tant il paraît vraisemblable, le martyrisé devient martyrisant, il y a clairement ici une permutation du dominant et du dominé, et peut-être c’est ainsi dans la vie, la vie bascule parfois, la permutation est latente, finalement les choses peuvent tourner, les dominés deviennent parfois dominants et ça tourne, les trois gars du spectacle sont dans une histoire qui tourne, le fort, le faible et l’ami du faible ils tournent, les spectateurs et les spectatrices optimistes s’y retrouvent, la note d’espoir est présente à la fin, tout va bien, ça avait très mal commencé et à la fin il y a de l’amour, tout va bien, c’est presque poétique, on se trouverait presque dans une boîte à musique a chuchoté un enfant, vraiment tout va tout va bien.
Et puis il y a l’histoire que les uns et les autres se racontent, les uns se racontent une histoire et les autres une autre histoire, et alors voilà, tout le monde se raconte des histoires, mais il y en a qui ne comprennent pas l’histoire qui se déroule sur scène, et il y en a qui comprennent très bien, pour certains spectateurs ou spectatrices c’est très clair, pour d’autres ce n’est pas clair, certains comprennent et certaines ne comprennent pas et tout le problème du spectacle se focalise sur le comprendre et c’est vraiment un vrai problème, ce basculement du plaisir au déplaisir de regarder un spectacle parce qu’il faut comprendre, mais pour Extension il n’y a pas de dialogue, il n’y a rien à comprendre à proprement parlé, tout est axé sur le visuel et l’ouïe, le défonçage de la palissade, la rampe de lumière qui s’écroule (presque) sur le public, la puissance de la musique, la danse de la pelleteuse, les jeux d’acrobaties sur des poutres et des bonbonnes de gaz, tout est axé sur le ressenti, sur notre propre histoire dans notre tête alors certains spectateurs et spectatrices sont bien embêté·es, et puis zut, s’ils disent qu’il n’y a pas d’histoire dans Extension, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’une histoire, ils en ont assez dans leur tête des histoires, ils n’ont pas envie qu’on leur raconte une autre histoire, basta ! Ils voient simplement du cirque et c’est tout ! Ils ne vont pas en faire un, de cirque, ils ne sont pas là pour ça, et pourtant l’histoire en cirque c’est la base a dit une spectatrice, c’est la base, même si l’histoire elle est bateau, c’est la base, a-t-elle insisté, faut une histoire, il y a toujours une histoire, il y a toujours un fil conducteur, c’est pour ça que Extension marche d’ailleurs, car le fil conducteur conduit à une histoire, l’histoire de gens qui se connaissent et qui s’aiment d’amour vache a résumé une spectatrice, mais on ne serait pas là ce serait pareil, ce n’est pas nous qui induisons l’histoire d’Extension, elle est déjà construite avant que nous la regardions, Extension c’est juste une scène de la vie quotidienne, un jeu vital d’équilibre et de déséquilibre entre l’homme et la machine, du banal magnifié par la fiction de la boîte noire du théâtre.
Pour Le Dico du spectateur
Joël Kérouanton,
à partir des paroles recueillies par Les Collectors.