Avril
Cet article est le récit d’une soirée « Critique du spectateur » menée avec le théâtre ONYX et Les Collectors, rédigé sous la forme d’une critique journalistique autour du spectacle Avril.
Théâtre ONYX, La Carrière, 22 mars 2019.
Il y a Avril. On l’aime bien, Avril. Très vite on s’y attache. Est-ce la singularité du prénom ? Son cri de vie continu ? Sa maman absente ? Sa voix chantante et plaintive ? Drôle de prénom, tout de même. On y croit et on n’y croit pas. Ça sent le poisson d’avril à plein nez. D’ailleurs, ce personnage principal, Avril, est né le 1er avril. Une bonne blague de naissance. Avril aurait pu ne pas connaître l’inconvénient d’être né.
Il y a le père. À notre souvenir, il n’a pas de prénom. Ou alors il nous a échappé. L’homme aime les costumes gris. Il est goûteur de boulettes de viande dans une usine agroalimentaire. Et il collectionne les boîtes de boulettes au fond du jardin, pour s’en faire des sculptures ou des jeux le dimanche avec son fils. Sa principale préoccupation ? La déscolarisation d’Avril, depuis la disparition de la maman.
Il y a la mère. On comprend qu’elle est partie lors d’un évènement soudain. Avril rappelle souvent qu’elle est « partie dans le four ». C’est ce qu’il se raconte comme histoire. C’est sa vérité. Parfois il la voit dans la neige. Parfois il parle de sa mère comme d’un lambeau qui lui reste dans la mémoire. Est-elle tombée dans le trou, pouf, évaporée, telle la fée Alice aux Pays des Merveilles ?
Il y a Isild. Venue pour faire l’école à la maison. N’a jamais trop réussi à faire l’école à Avril. Mais a réussi à bousculer la belle relation père-fils. Comment ? En s’amourachant du père.
Et il y a l’ami imaginaire Stéphane Dakota. L’inoubliable Stéphane Dakota, le cowboy. La seule sonorité du nom nous emporte déjà dans les belles sphères de l’imaginaire. Et pas que. L’harmonica du cowboy emporte aussi le public dans un ailleurs. « La mort niqua » dirait Avril dans le pestacle, lui qui aime les pommes de terre bonhommes. La présence de Stéphane Dakota auprès d’Avril, puis son départ vers les États-Unis d’Amérique, est un marqueur de l’évolution d’Avril. Pourquoi est-il parti ? « Parce que c’est un cowboy et les cowboys sont tous aux États-Unis » dira un spectateur pas plus haut que trois pommes. « Il était donc obligé de partir. Comme les oiseaux qui migrent : obligé de rentrer. C’est la saison de la migration des cowboys ». Une autre hypothèse entendue chez un spectateur (adulte, cette fois-ci) : « Les peurs d’Avril se sont amoindries ; son ami imaginaire n’avait plus de raison d’être ». Car les peurs d’Avril, c’est le nœud de l’histoire. Peur de l’école. Peur du loup plat (qui se glisse sous la porte). Peur de ses pairs écoliers dans le bus. Peur de ne plus revoir sa maman. Quand la peur remonte, Avril, on aurait dit qu’il se subit. Il se recroqueville dans un placard, les poings crispés, dans un cri de silence dans la nuit.
OBJETS
Délicat de juger le spectacle Avril sur le seul sujet qu’il aborde — le témoignage d’un enfant déscolarisé depuis la disparition de sa maman — puisque le sujet en soi ne fait pas œuvre. ll est peut-être plus aisé de juger Avril sur la façon dont il s’y prend pour traiter l’infime et l’insignifiant, tel l’aquarium posé sur l’avant-scène, à peine visible par les spectateurs du fond. L’aquarium est une entrée narrative à lui seul. Il raconte la relation entre le père et le fils. Il fait tiers — comme on dit. C’est près de l’aquarium qu’Avril vient quand cette relation paternelle le rend fou. C’est là que le père vient chercher Avril quand il sent son fils partir en cacahouète. L’aquarium, c’est un peu le feu de cheminée au sein du foyer familial, là où on se réchauffe ; on n’y parle pas forcément puisque le feu qui pétille suffit à alimenter les pensées.
DES SAUVEURS CARICATURÉS
Le père et le fils, on aurait dit qu’ils s’intéressent à n’importe qui sauf aux autres. La société est un enfer de sauveurs et ils n’en veulent pas : la caricature de la psychologue en dit assez sur la volonté de mettre en ridicule ceux qui font l’impossible métier d’écouter la douleur d’autrui. Monsieur Pick, professeur des écoles, à même d’ouvrir Avril sur le monde (et de le sauver de l’entre-soi familial), est aussi caricaturé. Avril trouvera à l’intérieur du foyer paternel les ressources pour se sauver tout seul. Comment ? En devenant le référent de la raison face aux adultes devenus des adolescents. Une opportunité offerte par la venue d’Isild. En sa présence, le papa est tombé bien bas, Avril dit même (souvenir textuel d’une spectatrice en pleine forme) : « (…) Ils se bécotent, là, ils ne font plus rien de leurs journées. Et moi je suis là, faut aller cleaner les restes du pigeon dans la cuisine(…) ». Le binôme amoureux se comporte progressivement comme des adolescents. Dans le même mouvement, Avril devient adulte. Il use à gogo d’expressions croustillantes : « Ils ont le cerveau ramolli » ou « Je ne comprends pas, quand papa rentre du travail il sourit, il est niais ». Une spectatrice affirmera : « Cette pièce célèbre l’égoïsme des parents. Et heureusement qu’ils le sont ».
Avril et Isild sont en miroir : ils ont tous les deux un personnage imaginaire pour compenser leurs phobies. Lui, le loup plat, elle, les oiseaux. Et ce n’est pas tout. Ils ont aussi un ami imaginaire pour dialoguer : Stéphane Dakota pour Avril, et Isfaille la truite pour Isild, qui a vu elle aussi partir un parent, en l’occurrence son père — jamais revenu.
RENVERSEMENT DES RÔLES ENFANTS/PARENTS
Petit à petit, au fil du spectacle, Avril traduit à l’adulte ce qu’il ne peut comprendre de la vie. Avril n’incarne plus un problème (l’enfant qui ne veut pas aller à l’école), il participe au bien-être de l’adulte. Et heureusement qu’Avril est présent, sans quoi les adultes sombreraient. Très proche, d’un point de vue de la morale, d’une série américaine de 2018 dans laquelle quatre enfants recherchent leur ami disparu dans des conditions obscures. Seul les enfants proposeront des pistes crédibles. Les enfants ont la raison, et les enfants ont raison.
Isild et Avril se distinguent du père par la petite musique de leurs mots, et se relient ainsi. Leurs expressions fleurissent, comme si c’était l’endroit où transpirait leur folie commune. Isild prononce des phrases comme : « Les hannetons dans le feuillage, ratiboise… ». Des espèces de mots un peu bizarres. Deux ados : « On ne comprend rien ! ». Peut-être est-ce bien de ne pas tout comprendre, suivre un fil poétique plutôt que narratif, car regarder sans comprendre, c’est cela le paradis du spectateur. Avec Avril, tout n’est pas dit et il en reste un peu à mettre sous la dent du spectateur, qui peut poétiser face à la poésie de la scène. Alors, bien évidemment, il y aura toujours des esprits chagrins pour rappeler que le spectacle-n’est-pas-adapté-aux-enfants-avec-ce-texte-pas-toujours-compréhensible. Laissons ce spectateur de huit ans nous rassurer : « Ça ne m’a pas dérangé. Même si je ne comprenais pas tout, je trouvais ça drôle sa façon de parler ».
JOYEUX TROUBLE DE L’IDENTITÉ
Avril apparaît pour certains spectateurs « tout le temps comme une fille ou un garçon manqué ». Ce trouble de l’identité n’est pas pour leur déplaire, ils voient dans ce décalage un propos universel : ce qu’on leur raconte n’est pas genré. Étrangement, même si beaucoup de spectateurs ont apprécié la belle relation père-fils, Avril désexualise la relation parents-enfant. Mais au-delà du sexe de l’acteur, au-delà du fait qu’un comédien se glisse dans le corps de chacun de ses personnages, c’est l’enfant joué par un adulte qui a posé problème aux spectateurs herblinois. « Un enfant ne parle pas de cette façon » a remarqué l’un d’eux. « Même si le jeu de la comédienne était bon — c’est son premier rôle et elle avait vraiment des expressions de gamin — j’aurais aimé que la comédienne soit encore plus un enfant », a rajouté un autre. « C’est surjoué » a conclu un troisième. Le rôle n’est pas vraisemblable, la magie de la fiction n’opère pas toujours : les mots utilisés par l’actrice sont des mots qu’un adulte prononce. Un enfant de huit ans ne les a pas. Il les aura. « Il y a des moments où ça passait, des moments où ça cassait. Je me disais : “C’est dommage”. J’aurais poussé peut-être plus. On le voyait que c’était un adulte dans le corps d’un enfant. » Et pourtant, ce n’était pas toujours si clair. D’autres spectateurs adultes pensaient qu’Avril était un ado. Et les ados pensaient que c’était un enfant du primaire. D’aucuns pensaient qu’Avril avait cinq ans. Un spectateur a pourtant compté les dix bougies sur le gâteau.
Saisir l’identité d’Avril fut l’angle récurrent des spectateurs. Identité sexuelle, âge, maladie psy. « Est-ce un enfant autiste ? » a interrogé une spectatrice avertie, qui s’est demandée tout au long de la représentation si l’autisme c’était ça. De spectatrice-avertie, elle devint spectatrice-diagnostic. Alors que le gamin, même s’il tombe parfois en black-out et qu’il présente le symptôme physique d’un malaise enfantin, a peut-être tout simplement ressenti un choc émotionnel après la disparition de sa maman. Et puis, « n’exprime-t-il pas ses peurs pour que son père le prenne dans ses bras ? » s’est interrogée une autre spectatrice, avant la fermeture des portes, tard dans la nuit tiède et étoilée de la Carrière.
Drôle, le spectacle Avril ? Oui. C’est du moins ce qui apparaît au fil des témoignages des spectateurs, notamment le comique de répétition d’Isild (cinq renversements d’une tasse de chocolat) avec en contrepoint les situations répétées du père (appels récurrents à Monsieur Pick, professeur des écoles, pour signaler l’absence de son fils).
DU NARRATIF ET DU PEPS
La dramaturgie d’Avril est plutôt classique, avec un début, un milieu et une fin. Moins classique fut la réelle alarme incendie (1), qui produisit un vrai malaise dans le public, au moment où le père dansait avec Isild. Une alarme incendie comme un cri d’Avril à son père : « Hé ho, je suis là ! ». Rarement incident de salle n’avait été si opportun et n’avait tant rejoint la forme d’un spectacle en jeu. Du hasard et du théâtre, Avril à la Carrière ce fut tout cela et plus encore : la vision d’un père et son fils sur le monde qui les entoure. « C’était bien, tout était bien », témoigneront sans réserve les spectateurs rencontrés.
Pour Le Dico du spectateur,
Joël Kérouanton
À partir des paroles de spectateurs recueillies par Les Collectors.