À nous d’imaginer le spectacle

(Faux) Bord de scène autour de Dimanche : une rencontre très belge

Théâtre de Laval, 26 janvier 2022


Revue PUCK / La marionnette et les autres arts
Laval, le mercredi 26 janvier 2022


UN DIMANCHE PAS COMME LES AUTRES
C’est un public amusé et joueur qui a assisté au Bord de scène qui a suivi Dimanche, tard dans la nuit mayennaise. Un Bord de scène assez bref, les artistes prédisant une folle nuit lavaloise : ils allaient fêter ce mercredi leur cinq centième représentation. Le jeudi va être sujet à gueule de bois. Ils auront leur vendredi et leur samedi pour se reposer. Avant de rejouer dimanche leur spectacle Dimanche.

Le Bord de scène commença par la mise en avant du regard lavalois (on ne la lui fait pas ) : « Les volets étaient bleus dans la bande-annonce ; dans le spectacle, les volets sont rouges, pouvez-vous nous expliquer ce changement ? » On apprendra qu’un artiste s’est coupé la paume de la main pendant la répétition, le sang giclait de partout : la troupe a préféré repeindre tout en rouge, par souci esthétique et sur conseil du scénographe présent ce jour-là — une chance. La question désorienta quelque peu les artistes, qui décidèrent de mener la rencontre et attaquèrent le public lavalois par une critique en règle, « pas réactif », « mou », « pas très fun », même s’ils reconnurent dans la foulée, sous les sifflets qui commençaient à arriver, que le public a applaudi comme rarement le spectacle au moment du baisser de rideau.

Très rapidement, c’est Dior qui fit son apparition, car très rapidement un spectateur voulait connaître la provenance et le mode de fabrication des costumes. Dior, apprendra-t-on, fut à l’origine de l’univers vestimentaire de Dimanche. Dior car « esthétique, sur mesure ». Dior car « on a des relations et des collaborations avec eux depuis belle lurette ». Dior car c’est « plus simple pour nous ». Dior car c’est « de qualité ». « Écologiquement, c’est comment Dior ? » demande une jeune spectatrice. Le public resta sans voix face à des propos à plusieurs voix : les Cies Focus & Chaliwaté ne font pas dans l’écologie. La plupart des interprètes ne croient pas au changement climatique, ils voyagent en jet privé, ils sont pour ainsi dire climatosceptiques.. Leurs convictions intimes sont contraires au propos du spectacle, et ce n’est apparemment pas un souci : « On va tous mourir, donc, pfffff, l’écologie, on n’y croit pas… » À ce moment, le Bord de scène était sur le point de se clore, le brouhaha dans la salle était perceptible, la salle aurait presque pu crier en chœur : « Mais le spectacle a un propos écologique quand même ! » Ces Belges n’étaient pas à une contradiction près. L’essentiel avait été réalisé ce soir : le spectacle avait tenu la route, les artistes paraissaient soulagés, le filage avait été laborieux, les performeurs avaient été en deçà de leur performance habituelle — dixit des témoins dans la salle qui ne se sont pas gênés pour le dire (pourquoi tant d’animosité ?).

DES ARTIFICES SCÉNIQUES PAS COMME LES AUTRES
En réponse aux longs questionnements des spectateurs et des spectatrices au sujet du feu de forêt « pour dire cette planète qui souffre, avec de grands phénomènes climatiques », les Cies Focus & Chaliwaté ont eu un mot inattendu, qui à lui seul a pu donner sens à ce Bord de scène : « On met le feu au décor à chaque fois. L’accessoiriste en a un peu marre, car il doit tout refaire. C’est du vrai feu. » La messe était dite. Nous étions en présence de compagnies foldingues, d’ailleurs c’était historique, jamais le Théâtre de Laval n’avait pris de tels risques pour porter un propos artistique sur cet immense plateau de trois cent soixante mètres carrés, précédé par une fosse d’orchestre pouvant accueillir soixante musiciens et dominé par un plateau technique de dix-huit mètres de haut permettant la manœuvre des décors. Le feu, faut imaginer, ne pouvait pas être réel. Eh ben si, les Cies Focus & Chaliwaté l’ont fait. Sans artifice. Du ré-el. Et ce n’est pas tout. Pour représenter la tempête dans les fictions théâtrales, « un ami se balade dans toutes les tempêtes du globe, enferme une tempête dans un très grand bocal, nous l’apporte et on la délivre au moment du spectacle. » Seuls des Belges pouvaient enfermer une tempête dans une boîte. « C’est pour cela que les places sont chères, aussi », s’est plainte une spectatrice.

DES PITCHS PAS COMME LES AUTRES
Ce fut la même personne qui demanda aux artistes de pitcher leur spectacle, elle déplorait un manque de sens — encore ces spectateurs qui cherchent à comprendre alors qu’éprouver suffit. Alors les artistes se sont aventurés à pitcher Dimanche — « Des habitants et des habitantes estimaient la planète en mauvais état, et se réfugièrent en Antarctique, seul endroit apparemment non atteint par les pollutions humaines et le réchauffement climatique. Ils moururent tous, puisque même là-bas la terre flambe. Ils faillirent être sauvés par un ours polaire, un vrai, un gros ours polaire blanc, mais non : l’ours ne put mettre l’ensemble de cette délégation climatique sur son dos pour échapper à la noyade, qui a eu lieu, inévitablement, en raison de la montée du niveau de la mer. » Une spectatrice, très esseulée, a vu un « message d’espoir » : quand l’ours quitte le plateau, il fait un geste, il semble retrouver un peu d’énergie. « Je voyais plutôt une espèce de soulagement », a contredit un spectateur au premier rang. « Il allait être débarrassé des humains, il allait pouvoir revivre avec toute son espèce. » Ça s’est bien chamaillé pendant dix minutes dans le public, avant que la modératrice intervienne et stoppe les débats qui allaient à vau-l’eau : « Chacun est libre d’interpréter comme il veut. ». Le Bord de scène dura exactement vingt-six minutes, les artistes aussi bien que le public étaient épuisés. Vivement dimanche qu’on se repose.


Pour Le Dico du spectateur,
Joël Kérouanton


Cet article est le récit d’une expérience Bord de scène menée au Théâtre de Laval — Centre National de la Marionnette, autour du spectacle Dimanche des Cies Focus & Chaliwaté, dans le cadre d’un parcours Quartier en scène, à destination des adolescents.
Bord de scène est un jeu qui prend la forme d’une discussion d’après-spectacle, comme s’il venait d’avoir lieu. Le jeu construit collectivement la fiction d’un spectacle à venir. Les joueurs se divisent en journaliste, chorégraphe et danseurs et discutent du spectacle comme s’il avait déjà eu lieu, et en discutent les pourquoi et les comment… Une des personnes présentes est un joueur entraîné. Il amorce et met fin à la partie.
Bord de scène est un des dispositifs participatifs que propose le répertoire de médiations du Dico du spectateur. Chaque expérience collective est un parcours libre, dont le spectateur peut entrer et sortir à sa guise.
ENTRAÎNÉ OU NON, AUCUN DES JOUEURS N’A VU LE SPECTACLE.

Photo d’en-tête : Cies Focus & Chaliwaté