À travers champ dans le boudoir

Répertoire de paroles entendues, légèrement réécrites et complétées, à l’occasion d’une après-midi de conversations dans un boudoir éphémère quelque part sur la butte Sainte-Anne, à Nantes-Chantenay.



1 - Le champ culturel n’est pas toujours la priorité du champ social.

2 - Le champ social n’est pas toujours la priorité du champ culturel.

3 - Dans chacun de ces champs, les jachères peuvent se prolonger : la faute à pas le temps.

4 - Parfois, les jachères peuvent durer. Jusqu’à devenir la norme.

5 - Le champ culturel semble aller mieux, quand même. Des artistes vont jusqu’à fabriquer leur ligne esthétique à partir de la vulnérable rencontre avec des habitants (vers un art en commun ?). Mais ça reste des actions isolées. Des situations atypiques — comme on dit.

6 - Le champ social semble aller mieux, quand même. Des travailleuses sociales vont jusqu’à fabriquer leur ligne d’accompagnement à partir d’expériences culturelles associant des personnes vulnérables (vers un travail social en commun ?). Mais ça reste des actions isolées. Des situations atypiques — comme on dit.

7 - D’ailleurs, faut qu’on nous le dise : elle est où, cette urgence vitale de mise en lien de personnes vulnérables avec une œuvre et ses artistes ?

8 - C’est tellement urgent que certains médiateurs culturels s’aventurent jusqu’au domicile des gens pour leur présenter le programme de la saison à venir.

9 - La présentation à domicile, ce nouveau concept de la médiation culturelle.

10 - « Bonjour, j’ai cette artiste dans mon programme, est-ce que ça vous dirait de travailler avec nous ? »

11 - Enfilons le pull-over dans le bon sens. Allons voir les actrices du social pour évaluer les besoins et, ensuite, proposer un regard artistique. Autrement dit : regarder communément un terrain en préparation d’une aventure artistique, plutôt que de proposer un regard artistique sur un terrain aventureux.

12 - Rencontrer d’autres champs professionnels, c’est évoluer à travers champ et passer d’une prairie à l’autre en grimpant des talus toujours abrupts. Les pratiques et les langues sont parfois étrangères les unes aux autres. Utiliser « sortie de résidence » pour un cultureux est super classique. Mais l’éducateur va-t-il pouvoir se dépatouiller avec cet élément de langage : la sortie de résidence, est-ce sortir d’un Ehpad ?

13 - « Ce jeu Bord de scène autour de MOCHE, là, franchement, est-ce abordable et transférable dans mon travail d’assistante de service social ? Je ne me vois pas le mener avec des personnes vulnérables. Vous me voyez leur expliquer, “Ben voilà, on va faire un jeu qui prend la forme d’une discussion d’après-spectacle, comme s’il venait d’avoir lieu. Ensemble, on va prédire un spectacle.” Non, vraiment, je ne m’y vois pas. On va peut-être bien s’amuser, mais je risque d’en perdre quelques-uns. »

14 - Et si les actrices culturelles ou les travailleurs sociaux avaient le droit d’expérimenter les choses pour eux-mêmes, avant de toujours penser utile. Travailler sa propre émancipation pour créer les conditions de l’émancipation du public ?

15 - Il y a des pièges dans ce mariage du social et de la culture. Des pièges dans lesquels nous tombons inévitablement. Mais les connaître peut aider à les esquiver au mieux et éviter un divorce pour altération définitive du lien conjugal. Par exemple éviter d’augurer de l’incompétence des gens que l’on accompagne. Éviter de penser à la place de.

16 - Comment concrètement amorcer les choses ? On créera un mouvement des dynamiques et des postures, on mixera les désirs ou les non-désirs de chacun et chacune, et on proposera des expériences horizontales, des expériences ascendantes, des expériences descendantes, des expériences horizontalodescendantascendantes.

17 - Quid de la parole lumineuse qui émerge sans que l’on ne s’y attende. Tout d’un coup « ça » sort. Ce « ça », l’or que chacun et chacune a en soi, émerge. C’est un peu « ça », l’esprit de cette formation.

18 - Faire « ça » plus souvent avec des familles, je suis sûre que « ça » pourrait débloquer plus vite les situations complexes.

19 - « Ça » ne fait pas toujours consensus. Tout le monde n’est pas convaincu de l’apport des arts et de la culture au champ social. Mes collègues disent souvent : « Concrètement demain “ça” ne va pas enlever les difficultés. » Oui, c’est vrai,  « ça » n’enlève pas les difficultés. Mais « ça » contourne, « ça » déplace, « ça » ouvre vers l’imaginaire, ce vaste pays dans lequel nous allons si peu et qui ne demande pas de passeport même aux personnes les plus fragiles.

20 - Pourquoi résister à ce mouvement émotionnel qui est issu de ce « rêver ensemble » que représentent les pratiques artistiques et culturelles, au motif que ces personnes soient « empêchées », « en déshérence », « exclues », des « non-publics » ? Nous avons un travail à faire de déconfiscation de l’art, qui appartient autant à ceux et celles qui le produisent et le commandent, qu’à ceux et celles qui font société en étant là, juste là. Et ce n’est pas parce que ces personnes seraient vulnérables que nous devons abaisser nos exigences d’aller pratiquer, ensemble, des expériences artistiques même (très) pointues susceptibles de fabriquer du commun.

21 - Postulat : face à une œuvre, une accompagnatrice sociale est susceptible d’être perdue, parfois davantage que les personnes accompagnées. On ne sait pas, on ne sait rien, avant que l’expérience esthétique ait lieu. Parfois la travailleuse sociale devient vulnérable devant l’œuvre… tandis que la personne vulnérable enrichit l’œuvre par sa compréhension intime du geste de l’artiste.

22 - D’ailleurs, que sait-on de la culture des personnes vulnérables ? Les gens viennent avec leur culture, et nous on voudrait leur apporter une culture sans écouter la leur, sans lire attentivement le livre vivant qu’ils portent dans leur corps et dans leurs vies ? Est-on capable d’accepter que ces personnes « démunies », « dérivantes », disposent aussi de savoirs et que ce soient de vrais savoirs, qui participent à une éducation mutuelle ? Aussi se demander, dans un souci d’émancipation réciproque : eux, « les gens », qu’ont-ils appris et ont-ils conscience qu’ils ont appris quelque chose au travailleur social ou à l’artiste ? Si on est capable de faire ce travail ensemble, alors on avance d’un pas dans ce qu’on peut appeler la « décolonisation » : changer, en échangeant, sans perdre sa nature.

23 - Cette résistance à insuffler le détour artistique et culturel dans le champ social ne s’ancre-t-il pas dans la peur des accompagnantes d’être noyées dans le même espace émotionnel que les personnes accompagnées, à se retrouver physiquement à accompagner des familles dans des lieux tiers ? À mélanger des émotions dans une pratique artistique commune en atelier ? Jusqu’à pleurer aux côtés des personnes accompagnées face à un spectacle bouleversant. « L’atelier Danse et Dessin de Laurent Cebe, ce n’est pas juste se rouler au sol sur un tapis de dessin… Si je pleure ou si je me mets en colère, qu’est-ce que ça génère ? »

24 - Pratiquer l’art du théâtre ou l’art d’être spectateur, n’est-ce pas un moyen de renforcer cette place en l’habitant autrement, en la revisitant, en acceptant son mouvement, et, ainsi, saisir l’occasion d’ajuster la proximité avec les personnes accompagnées. Trouver, peut-être, la juste proximité.

25 - Face à cette sensation d’un détour culturel chronophage, la bonne volonté en travail social ne suffit pas toujours, convaincre ne suffit pas toujours, les belles idées ne suffisent pas toujours, l’enthousiasme ne suffit pas toujours. Alors que faire ? « On est allés avec l’ensemble de l’équipe salariée voir un spectacle, puis rencontrer l’équipe artistique », dira une responsable de l’Espace départemental des solidarités. « Une sortie pendant les heures de travail. Pour le coup les acteurs sociaux n’avaient pas tout à construire, mon rôle était de les soutenir autant que faire se peut. D’être passeuse de liens culturels. C’est devenu une de mes problématiques managériales. » Par ces actions collectives, on oublie que les familles peuvent nous voir autrement et que nous, on peut voir aussi les familles autrement.

26 - Le fond des choses, ce n’est pas la place de l’art et de la culture dans le champ social. C’est la place de l’action collective et de son potentiel apport à chacun, à chacune et au commun. Du coup arrive cette vieille question, presque une antienne, qu’on ne parvient jamais à résoudre : qu’est-ce qui est le plus important, l’action individuelle ou l’action collective ? Eh bien, ce sont les deux, et pas seulement l’un ou l’autre. Et c’est bien sûr deux fois plus exigeant.


Texte écrit à partir des témoignages oraux des stagiaires de la formation-action culture/social, recueillis le 29 mars 2023 dans un boudoir aménagé au sein de l’Espace départemental des solidarités de Nantes-Chantenay. Merci à la sage-femme pour le prêt de son espace, et surtout ses coussins d’allaitement qui ont procuré le bien-être et la détente nécessaire pour se raconter et penser.