Tentative d'épuisement de ASSIS

Nantes, 13 avril 2017
Le SEPT CENT QUATRE VINGT TROIS (entretien avec les danseurs)

Le SEPT CENT QUATRE VINGT TROIS. Photo réalisée semi-allongée sur le cul.

Cédric Cherdel aime sentir comment les danseurs s’approprient les intentions. Comment ils interprètent cette fiction ethnographique d’un peuple qui aurait passé trop de temps assis.

Voir quelles réponses ils apportent aux questions que pose ASSIS.

Bien souvent, une intention se définit par une phrase ou deux. Elle ne provient pas spécifiquement du chorégraphe : les danseurs ont leur part d’énonciation.

Dès lors, il m’intéressait de connaître, scène après scène, les intentions des danseurs.


Le cul entre deux chaises
Le rideau s’ouvre sur des postures figées, arrêtées, en sculpture. Nous sommes tombés de notre chaise.

Élise arrive en retard — elle donne le ton absurde de ASSIS. Parvenue à proximité de nous quatre, Élise chute pour se mettre elle aussi en « chaise renversée ».
Quand on entend « BOUM », on fond. Littéralement. Avant de chercher à aller vers la verticale. C’est la naissance du monde.

La naissance du monde
La naissance, comme si c’étaient les premiers gestes, comme si on n’avait pas encore les muscles pour le faire. Une partie du corps après l’autre : une épaule, puis reposer. Un pied, puis reposer. Et, longtemps après, parvenir à s’asseoir. Quel processus physique et corporel on va mettre en jeu dans le passage d’une position allongée, inerte, à une position assise.
Le corps découvre les mécanismes pour pouvoir s’asseoir. C’est vraiment une découverte.

Christophe Colomb
On se découvre en découvrant les autres. Par ce nouvel état qu’est l’assise, on commence à voir et à se voir. On se compare. On découvre notre environnement. Le corps des autres, notre corps. On est un peu circonspects. C’est nouveau. On est arrivés quelque part. On est là. C’est déjà ça.
C’est la première fois qu’il y a un regard « de type rencontre ». Un regard conscient. Un échange. Avec Cédric, on a travaillé à partir des peintures du Douanier Rousseau, c’est-à-dire que le public EST la peinture du Douanier Rousseau : il y a une forêt ; on regarde les oiseaux passer ; le soleil fait mal aux yeux ; une dame est assise sur un canapé. On voit tous la même chose. C’est cette attention qui nous emmène vers un mouvement commun.
Même si nous avons des imaginaires bien différents, nous sommes face à la même représentation picturale.
Une « personne » qui nous observe. Une entité qu’on découvre et qu’on donne à voir avec notre vitalité intérieure. Il y a donc ce jeu entre « qu’est-ce que je fais », « qu’est-ce que je donne à voir » et « comment on le perçoit ». Presque un triptyque.
À partir du moment où on découvre la peinture du Douanier Rousseau, on est plutôt dans une humeur joyeuse. De découverte. De bonheur. C’est la joie de l’enfant qui découvre, genre Aaaah ! Quelque chose de nouveau qui lui procure du bien-être. Et pour le signifier, il y a « le ping-pong chaton ».

Le ping-pong chaton
Dans les vidéos sur YouTube, on voit des chatons qui font circuler communément leur regard. Le chat a une façon physique de porter son regard, quand il joue, quand il attrape une chose. Si cet objet bouge, le chat ne va plus rien bouger : il va juste suivre du regard avec empathie. Cédric nous a fait travailler comme des chatons qui regardent un truc. Ce moment préfigure l’arrivée de l’empathie dans la narrativité de la pièce.
Au début, c’est quelque chose d’assez calme, lent. On a vu quelque chose passer, peut-être un oiseau ? Non, c’est un requin. Qui avance vers nous. Le moment devient complètement hystérique, angoissant, genre Les Dents de la mer. Il y a un gros enjeu : commencer à faire exister non pas une grimace mais une expressivité. Une expressivité d’horreur, ou de peur. Qui nous motiverait à courir assis.
Par terre.
Les jambes tendues.

Petit à petit, nos gestes se transforment. Deviennent militaires. Des militaires qui vont affronter le requin. On émet des petits « Ah » « Ah » « Ah », on devient une compagnie, un bataillon, des scouts, qui sont ensemble, dans le même rythme, un kilomètre à pied ça use énormément, on commence à entamer la traversée du désert. Ça devient épuisant. L’énergie commence à manquer. On commence à prendre la posture de la tortue.

Petit à petit, nos gestes se transforment. Deviennent militaires. Des militaires qui vont affronter le requin. On a des petit « Ah » « Ah » « Ah », on devient une compagnie, un bataillon, des scouts, qui sont ensemble, dans le même rythme, un kilomètre à pied ça use énormément, on commence à entamer la traversée du désert. Ça devient épuisant. L’énergie commence à manquer. On commence à prendre la posture de la tortue.

La tortue
On est toujours assis par terre.
On est fatigués.
On est dans le désert.
On dit STOP !
Petite pause. On réalise qu’on commence à vivre quelque chose ensemble. On commence à créer un langage. On ne se comprend pas toujours. On va peut-être lever juste une main, s’adresser à l’autre, et l’autre va nous répondre avec une autre énergie. Il y a un décalage.

On essaie de se comprendre. On peut rater nos communications. Même si on ne se comprend pas, on se répond. C’est le meilleur moyen de développer des signes. On s’en amuse. Tout cela, c’est l’excuse pour aller dans une autre matière, qui s’appelle le « POUM ».

Le POOM
A l’origine, dans le projet de création, c’était LE moment esthétisant, dansé, beau de la pièce. Et très écrit. LA matière qui a fait naître le projet.

À l’origine, dans le projet de création, c’était LE moment esthétisant, dansé, beau de la pièce. Et très écrit. LA matière qui a fait naître le projet.
On menait cette danse avec le regard neutre, très lent. Comme si on avait de l’aisance. Maintenant, Cédric a envie de travailler en enlevant le côté formel et distant du geste. La scène évolue vers une tentative de dire quelque chose ensemble — pour la première fois. Les danseurs ne sont plus dans une proposition de danse qu’on regarde, mais sont plutôt proches du public, en l’invitant aussi à entrer dans un langage. Le spectateur peut maintenant s’impliquer, dans le sens où il peut développer sa compréhension personnelle.
Chacun des danseurs déploie dans cette scène un signifiant, des gestes, un langage qu’il développera dans la danse collective. C’est un peu un truc de tribu : le langage pour créer un rituel.

Mal cul
À la fin de cette petite danse tribale, on essaie de se rejoindre en ligne. On est toujours au sol. On a mal aux fesses — faut le signaler. C’est le moment « mal cul ». Le moment où il va être temps de se lever, et du coup ça finit par un vrai « POUM », on ouvre, on ferme les bras, et de ce « POUM » viennent des espèces de chutes, des roulés-boulés, on finit sur nos épaules le cul en l’air, on met les pieds derrière la tête. On roule sur notre dos. Les cinq ensemble. Petit à petit, les gens vont voir apparaître des figures de la posture assise.

La boule à neige
On roule, et quand on revient de notre bascule face public, on crée une image globale, un tableau. C’est vraiment une histoire de tableau, on pourrait appeler ça la « boule à neige », tu secoues la boule et hop ! ça retombe et le paysage apparaît.
Cette scène, ce sont des boules à neige qu’on juxtapose. Il y a le ton « lascif », le « contemplatif-lascif », et ensuite il y a le « séducteur », un peu « hot ». On finit en mode « royal ». Le pouvoir. Et là, le pouvoir fait qu’on arrive sur nos deux pieds. Assis-debout. C’est la première fois qu’on est sur nos deux pieds.
On n’est jamais debout.
C’est un jeu, de l’assise la plus basse à l’assise la plus haute. On va se mettre à marcher assis, jamais droits, jamais les jambes étirées. On est un peuple de gens qui marchent assis.

Le coq
D’assis, nous passons à assis-debout. Nous en sommes fiers. Nous faisons le coq : celui qui essaie de devenir le plus imposant possible. Le plus large possible. Le plus haut possible. Avec le plus de panache possible. Mais assis-debout.

Notre bande d’hurluberlus saumonés (pour les couleurs des costumes et le côté bande de poissons des danseurs) cherche sa place ; s’amuse et endure la règle des chaises musicales. Un combat de coqs, où chacun s’épuise. Se dégonfle. Jusqu’à revenir en tortue.
La tortue c’est la base, c’est notre commun à tous. Nous sommes tous tortue.
S’ensuit de nouveau ce jeu de rivalité. On cherche à s’asseoir sur la plus belle des chaises (imaginaires), dans une forme de déambulation circulaire. Les chaises ont toutes des hauteurs différentes. Elles sont incroyablement magnifiques. Nous avons une posture de fierté à être assis sur notre chaise, comme si c’était notre propre trône, finalement. En même temps on préfère toujours celle des autres, comme si on voulait toujours conquérir le territoire de l’autre (l’herbe est toujours plus verte ailleurs). Comme si on voulait être devant tout le monde.
Pas après pas, le coq se pavane. Il aura la plus belle danse. Il sera le plus séducteur. Comme un battle. Ce n’est plus la plus belle chaise qui importe, mais le trajet que l’on fait entre les chaises. Comme si on devenait, petit à petit, un paon. De la tortue au paon, en passant par le coq.

Le roi
L’intention, dans cette scène finale, est de faire danser des assises. Chacun s’assoit sur une chaise (imaginaire) et commence à se déplacer dans une danse. Le déplacement devient course. C’est presque un ballet. Une idée de geste commun, où on suit constamment l’autre. On n’est pas à la recherche d’un langage commun. Il est déjà là, d’office. Parce qu’on est un peuple.
Dans cette course de l’assise, il y a une urgence. Prise de risque, parfois. Et perte de contrôle. Qui est le plus assis ? Qui est le plus bas ? Qui est le plus haut ? Qui est le plus confortable ?
Telle un roi ou une reine, la personne portée est assise sur des gens assis-debout. On porte à plusieurs cette personne, comme un piédestal. Ce sont des images de processions. Du porteur. De roi porté par un peuple. La danse du trône. On porte et on danse. En cercle.

Élise commence le cercle avec nous. Élise nous nargue. Élise nous piège. Élise nous rend fous — la folie devient la norme collective ; Élise finit sur nos épaules.
Élise nous fait perdre nos assises, comme si nos chaises étaient de cire. Élise nous fait tomber. Le peuple tombe à cause d’un élément. La volonté d’exister pour soi entraîne la perte de la notion de groupe. Et sa disparition. C’est la chute du règne. De la démocratie.

Propos recueillis par Joël Kérouanton, en présence de : Clément Aubert, Laurent Cèbe, Aïcha El Fishawy, Aila Labbé, Elise Lerat, Arthur Orblin.
Mise en ligne le 9 mars 2018 et dernière modification le 26 novembre 2019
© Photos de contexte _ Joël Kérouanton