L'essayage de la danse

Nantes, 7 mars 2016.
La Ruche & le SEPT CENT QUATRE VINGT TROIS

Il y a des textes qui naissent par la seule impulsion de l’auteur. Il y en a d’autres qui naissent par le désir d’autrui. C’est beau, aussi, le désir d’autrui. En l’occurrence ici c’est le désir du SEPT CENT QUATRE VINGT TROIS et du Théâtre La Ruche d’explorer la façon dont le chorégraphique peut entrer dans la littérature, et vice versa.
J’ai failli refuser ce désir d’autrui. Suis pas une machine à écrire. Plutôt une machine à lire. Mais la note d’intention de ASSIS m’a mis le cul à terre -> ASSIS est une fiction ethnographique d’un peuple qui aurait passé trop de temps assis.

Envie d’en savoir davantage. De passer quelques heures en studio. De voir la danse se chercher, d’écrire la danse à tâtons. J’ai dit ok, on peut essayer de faire quelque chose. Un petit quelque chose qui trouvera place dans Le Dico du spectateur, avec la question : Quel effet ça fait d’être un spectateur dans un studio de danse ? A priori on n’en sait rien. Pas plus qu’on ne sait quel effet ça fait d’être une chauve-souris.

Arrivé dans le studio, y a pas une chaise pour s’asseoir. T’as voulu écrire sur ASSIS ? Pour ta peine, tu resteras assis par terre. L’écriture de la danse, ça ne se fabrique pas assis sur une chaise, ont voulu dire les danseurs. Ils n’avaient pas vraiment tort sur ce point, imaginez le tableau : moi assis (le roi de la danse baroque, alias Louis XIV) devant les danseurs debout (ses sujets) ? Bonjour l’assise sociale de l’écrivain (qui maîtriserait les mots) face au danseur (qui s’assiérait dessus).
Le corps a beau être une idée en soi, les mots ont socialement une longueur d’avance. Le corps devrait revendiquer son assise, se syndiquer même, manifester dans la rue, faire des sit-in, des sit-in partout dans la rue pour dire ça suffit les mots, place aux corps, place à l’assise du corps, et tout ça finirait par des assises au Théâtre universitaire de Nantes sur le thème « LE CORPS FACE AUX ENJEUX DE LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE : OU COMMENT LA POSITION ASSISE DE CERTAINS PEUPLES IMPACTE LE RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE. »

Dès mon arrivée en studio, j’ai voulu m’asseoir au sol pour écrire. Mais y avait échauffement : sans ça, les danseurs ne tiendront pas une semaine, m’a-t-on dit, au bout de deux jours le corps pliera. Ça ne traîne pas, me voilà en jogging sur le plateau à tenter de me lever sans les mains, « l’élévation » qu’ils appellent ça, même les danseurs y font semblant tellement c’est dur. Les plus agiles font semblant de faire semblant, si ça c’est pas tordu.

Faire l’échauffement, j’adore, faudrait presque un décret exigeant la présence d’un danseur par écrivain, entre cinq et six le matin — le moment des premiers mots.

Un danseur pour aider l’écrivain à mouvoir son corps, à déjouer les risques cardiovasculaires de l’assise. Qu’on se le dise : le fait de rester assis plus de onze heures par jour augmenterait le risque de mort prématurée de 40 %. Écrivez un roman et, bing, c’est deux années en moins sur terre. Pour l’avenir de la littérature faudrait du préventif. Dès potron-minet, on devrait entendre dans l’atelier de l’écrivain :
— Étire-moi ces jambes un peu.
— Pas évident.
— Si si, le bout des mains peut effleurer le bout des pieds, voilà, c’est ça.
— Ça me fait un petit peu mal.
— Non, ça va, on peut y aller un peu plus, y a de la marge.
— Attention, je ne suis pas si flexible que ça, quand même.

C’est que, crénom d’un manche à balai, que faut-il faire, écrire semi-assis sur une table basse ? Semi-debout sur une table d’architecte ? Gaffe au retour de manivelle : à fuir l’assis, on finit par s’asseoir dans d’autres positions, et les danseurs vont croire que l’écrivain s’assoit dans une posture supérieure.
L’échauffement terminé, suis allé m’asseoir, fesses sur sol, mots dans l’humus, très vite j’ai commencé un tout petit peu à avoir mal au dos. Puis aux jambes, à l’avant de la cuisse surtout. Écrire semi-allongé est très éprouvant physiquement, pas tenu un quart d’heure comme ça, j’enviais la position du Vieux guitariste aveugle de Picasso.

Je quittai ma posture initiale pour suivre celle des danseurs, je tentai le semi-assis — pas tenu trente secondes —, laissai les danseurs dans leur position et repris la mienne, assis sur le bord du plateau, dos contre mur, face danseurs qui dansent l’assis.

Je n’allais pas singer les danseurs, j’étais là pour un essayage de la danse par l’essayage de mes mots comme on passe un vêtement pour l’essayer. C’est alors que j’entendis provenant du plateau : « Le menton ouais, ouais c’est ça, sauf que tu dois être plus de face, voilà ». C’était à moi que ces paroles s’adressaient ; éprouvaient-ils le désir de m’intégrer à leur quartet ? Ils pouvaient toujours rêver. Les danseurs, je les aime dans un face-à-face scène-salle. Spectateur, c’est un vrai métier. Malgré cela, ils me donnaient des consignes d’assise, et je les suivais à l’aveugle : de toute façon, mon corps je ne le voyais pas entièrement comme eux pouvaient le voir. « Lève le menton. Faut que ça soit légèrement plus vers l’avant. Un peu plus vers le haut aussi. Voilà. Descends un peu. Plus petit le menton. Plus petit ». Je ne peux pas plus petit je leur disais.
— Bon, c’est pas gênant, regarde de face surtout. Ah ouais ça c’est drôle. Adjugé.

Je venais de trouver la position de mon visage face aux visages des danseurs. C’était déjà ça, c’est pas évident la tête, l’impression qu’elle est toujours déconnectée du corps.
Ma tête regarde face danseurs mais mon corps m’emmène ailleurs. Tout d’un coup y a le corps qui prend le dessus, ça donne des choses un peu grotesques, un peu décalées, une position d’écriture à tomber par terre.

Restaient les bras, le tronc, les jambes. Y avait encore du taf, mais les danseurs me rassuraient, j’avais besoin d’être rassuré, ils me disaient : « C’est un mouvement d’ensemble, tout y va un petit peu par un petit peu. »
— Ben oui, c’est comme l’égalité des femmes et des hommes, tout y va un petit peu par un petit peu.
— Oui, on sait, c’est la Journée de la femme aujourd’hui.
— Et y a une journée des hommes ?
— Ben y a la fête des Pères.
— Bon allez on reprend. On se met fille-fille / gars-gars ?

L’échauffement terminé, ça attaquera sec. Avec une préoccupation majeure : comment passer d’un immense studio au plateau riquiqui de la Ruche ? Ce théâtre, je le connais un peu, ils ne vont pas comprendre, les danseurs, la compression va être terrible, ils vont devoir miniaturiser leur geste. Changer d’échelle. Ça n’avait pas l’air de les inquiéter.
— Finalement, ça va être bien 5 mètres par 5 mètres.
— Ouais, j’ai envie de venir avec vous, d’accentuer la contrainte, ça crée une unité très forte cette masse de corps dans cet espace petit petit petit. Je l’ai vraiment vu sur le « POUM », c’est très beau quand on se met debout, et qu’on va au sol le plus droit possible, sans faire de transition.
Ça donne un truc très organique !
!
!
« POUM ».

On essaie de construire quelque chose à cinq, du coup ? s’interroge le chorégraphe.
— On va tout écrire ensemble.
— Enfin oui, enfin non. C’est vrai qu’il y a cette ambiguïté que j’ai : de vouloir écrire le mouvement et le laisser s’improviser collectivement pendant la représentation.
Du point de vue du spectateur, on pense que c’est écrit. J’ai envie d’avoir cette qualité-là, être dans l’écrit et dans l’écoute de vos corps en jeu, dans le prévu et l’écriture chorégraphique en train de se faire, là, face public.

Je ne sais pas pourquoi, mais je m’inquiétais un peu pour les danseurs, va falloir qu’ils gèrent la proximité avec les spectateurs. Quand ils seront à proximité, les danseurs, leur regard devra être précis. Très précis. Il doit être précis tout le temps, d’ailleurs. Mais là particulièrement. Car le spectateur entre direct dans le regard du danseur, dans un face-à-face, et si le regard du danseur n’est pas intentionné dans une direction précise, il perd le spectateur.
Je me faisais de la bile pour rien, la chorégraphie est un métier de pointe, dans le studio ça sculptait au millimètre : « Ok, est-ce que Élise, tu peux regarder Stéphane ? Les paupières vers le haut. Voilà. Stéphane, est-ce que tu peux regarder Élise ? Voilà, tac. Aëla, est-ce que tu peux regarder aussi Élise ? Voilà, ok. Et, Laurent, ta posture, tu la reprends. Non, pas les sourcils, Laurent. Non tu ne regardes pas Élise.
Voilà, parfait. En fait j’aimerais bien, comme l’intention d’un tableau, qu’il y ait des jeux de regards qui se construisent. Que ça raconte une histoire. Parce que du coup il y a une espèce de relation amoureuse qui se crée entre les quatre, ils essaient de se regarder et en même temps ils n’y arrivent pas ».

À propos de spectateur, j’oubliais de répondre à la question : Quel effet ça fait d’être un Spectateur-En-studio-de-danse ? Même si les danseurs se méfient des définitions trop définies — faut que ça ouvre, que ça respire, que ça voyage — , j’en aurais tenté une en quelques lignes.

Après une journée dans le noir du studio, j’avais le bout des doigts insensible. On ne le dit pas assez, mais l’écrivain il joue du clavier, ivre, comme d’un instrument à percussion, jusqu’à ce que ses doigts saignent un peu. J’ai repris la route avec Nietzsche en tête, et son bel éloge de la marche : à pied jusqu’à la gare de Nantes, voyage debout dans le train, remarche à pied à Saint-Nazaire, de toute façon à partir de ce jour, j’avais décidé de demeurer le moins possible assis, de ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps, à aucune idée où les muscles n’aient été aussi de la fête. Le cul-de-plomb, ça va un temps.

Pour Le Dico du Spectateur,
JK.

Texte produit lors d’une journée assis en studio de danse, au SEPT CENT QUATRE VINGT TROIS. Proposition dans le cadre du festival Écriture & danse « Correspondance Madeleine Viarme », les 10, 11, 12 et 13 mars 2016 à Nantes (France), initié par le Théâtre de la Ruche.
-> Télécharger le flyers du festival Écriture & danse « Correspondance Madeleine Viarme »

Mise en ligne le 9 mars 2016 et dernière modification le 26 novembre 2019
© Photos de contexte _ Joël Kérouanton