Splash

Performance à la piscine, 2010. Cie Nadja - Lydia Boukhirane.


Kérouanton

Y a des notes sur mon petit carnet.

Boukhirane

???

Korauénton

Oui, au fur et à mesure de nos conversation, j’ai pris des notes. Mais c’est un gros problème, je ne peux pas me relire.

Eboukhiran

Et merde, moi ça me fait pareille.

Kérouantno

Je sais que c’est important mais c’est illisible. La dernière fois nous avions beaucoup parlé et c’était très clair après coup : dans ma tête j’avais la trame du texte.

Boeukhrian

En même temps faut pas s’inquiéter, il y a de la belle matière. Beaucoup à lire et à dire.

Kréouanton

Tu as lu la dernier version ?

Obukhirane

Oui, j’ai tout lu.

Ékrouanton

Ah !

Ubokhirane

Avec le temps on se dirige tout doucement vers un dialogue à fenêtres. Une conversation suivie d’une performances dansées.

Ékoruanton

C’est ça. Une conversation autour de la dansécriture en Pays segréen, avec l’idée, l’espoir, le projet, l’envie, le désir de dépasser les frontières de ce territoire, et toucher le quidam.

Ubokiraneh

Quelqu’un de Segré ou non, tout le monde aime écouté une conversation. Dans le train, tu peux être pris par une conversation, ça ne te concerne pas mais en même temps tu peux voyager, tu peux interpréter. Et c’est bon. Comme les messages sur répondeur: il y a des gens qui entendent ou qui parlent parce qu’ils ne sont pas identifiés, ils sont anonymes. Ça leur permet de libérer une parole. Nous aussi on peut être curieux de ça, parce qu’on est curieux du sujet, mais aussi parce qu’on est curieux tout court.

Akérounton

Je n’ai pas tout retranscris, j’aime tournoyer autour d’un même endroit, en y multipliant les rythme, les métaphores, les entrées. En relisant nos conversation, y a pas photo : la performance dansée à la piscine intercommunale de Segré fait carrefour. Comment peut-on encore penser la danse en milieu rural si l’on évoque pas cette danse en milieu aqueu javellisé ? Alors, bonnet de bain ou barrete de cheveux ?

Enraihkuob

Plutôt barrette. Trève de plaisanterie, quelque chose m’a sauté aux yeux : ta place. C’est vrai que je suis très bavarde. Des moments je me suis dit que c’était très succint, la parole que tu te laissais.

Ontnorékau

J’ai retranscris essentiellement tes mots, car seuls les mots des autres me surprennent et changent ma vitesse d’écriture. J’aime être dépassé par les mots qui ne sont pas miens, sinon à quoi bon écrire ?

Enraihkubo

Désolé, mais ça me fatigue de lire, d’entendre ce que je sais déjà, ce que je cherche. D’être spectatrice de moi-même. J’aime quand la conversation n’est pas interviewer et interviewé, avec un temps qui n’est pas un temps que tu me laisses, mais aussi un temps que tu prends. Ce n’est pas comme si j’étais quelqu’un dont on a envie d’écrire sur le travail, parce que ce travail est déjà parlant depuis des décennies, comme pour un entretien avec Pipo Delbono. La Cie Nadja de Lydia Boukhirane, tout le monde s’en fou !

Kontnorkéau

Les récits d’ateliers et les performances dansées, c’est aussi ma voix. Pour le reste, j’étais davantage attentif à ton langage, à tes mots, à leur agencement, parce que j’y voyais tout de suite une forme d’écriture, une petite musique. Bon alors, la piscine, raconte !

Enrahkuboi

À la piscine on a frôlé le choc. L’entre-choc. Le contre-choc. C’est ça. C’est vraiment ça. On a frôlé l’electrocution.

Onnorkéuat

???

Kenrahuboi

La rencontre c’est du jus. De l’énergie. Il nous a fallu adapter les circuits car nous avions les fils dénudés, nous avons enlevé les couches de langage entendus. Esquivé le piège du langage commun. Un piège redoutable. Qui aurait pu finir par nous électrocuter.

Ontnorkéua

T’exagères pas un peu, là.

Enahkuboir

Bien évidemment que j’exagère. Comment veux-tu faire autrement pour raconter la dinguerie de l’évènement ? Cinq mois précédent ce fameux jour J., nous sommes invités à Segré avec N. faire des images de la piscine. C’était un peu déconcertant: le directeur de la piscine était prêt à nous suivre tête baissée. En général, il faut plutôt défendre le projet, tenter de le rendre réalisable. Blinder le truc. Argumenter.

Ontnoréuak

Et sauver les meubles.

Enahkbouir

C’est ça, sauver les meubles. Plus ça va plus je passe mon temps à sauver les meubles face à l’incendie des subventions à la danse. Là, t’as quelqu’un qui te dit : ta performance dansée à la piscine intercommunal de Segré, quelqu’elle soit, on la fera.

Notnoréuak

Le plancher qui s’inverse.

Enahkbouri

Nous sommes revenu avec N. mais y avait du monde, faisait chaud, on n’avait rien comme image, tout était embué, sans compter ce P… de carrelage mouillé. Les responsables du pays Segréen souriaient de nous voir déstabiliser par ce nouveau territoire de l’art. Ils avaient tout pensé : le passage à la piscine, c’était le clou de notre immersion dans cette ville de Segré-sur-danse, cœur de l’Anjou bleu, Pays de Loire, France, Europe, Monde. L’endroit où nos mouvements allait subir le maximum de transformation. Le lieux où la rencontre avec le public allait pouvoir s’opérer.

Notnréuako

Ou pas.

Enahkoubir

J’y suis retourné seul. Pour nager. Sentir le lieux dans ses entrailles. M’immerger dans son chlore. Me baigner dans ses corps. Faire du peau à peau. J’ai tout fait : petit, grand bassin, sauna, et je me suis dit : le mec de la piscine, il a pensé à tout, on se sent libre de naviguer, on se sent surveiller, bon climat, bon lieu, tu te sens chez toi.

Nontréuako

Un leurre. Encore un leurre.

Enahkoubri

Pas vraiment : avec N. on a dit OK. Même si on avait envisagé de danser dans les usines du Pays Segréen, d’aller à la source de la vitalité économique. Là où la région prit son envol. L’agro-alimentaire. L’ardoise de l’Anjou bleu. Mais entre le projet et la réalisation, y a comme qui dirait un écart. Pour sûr, le discours, on l’avait : Nous, danseurs, on ne restera pas dans notre chapelle. On restera dans le réel. On gardera un geste brut. On performera dans les usines. On dansera sur quoi le territoire s’est construit. On dansera sur et avec les racines. On cherchera d’où vient la population, et où elle VA.

Ntonréuako

Danser la crise, d’aucuns diraient que c’est de l’avant-garde.

Henakoubri

De l’avant-garde, peut-être, mais pas à n’importe quel prix. Se rendre en usine était presqu’inconvenant. Nous nous sommes dit: bon, si on ne trouve pas les Segréens dans les usines, ils sont où? D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? Puisqu’on ne pouvait pas aller les chercher dans les usines, on s’est dit : ils sont où le mercredi ? Ils sont où le soir ? Au cinéma ??? Ils y sont moyennement. C’est une certaine franche de la population qui y va, et puis y a que deux salles. À la piscine ???

Ntonréuaok

À la piscine. Ils sont à la piscine.

Nheakoubri

Les bassins Segréens rêvaient de relier le geste de la nage au geste de la danse. Ils nous ont invité à présenter une « performance », à la tombée de la nuit, c’est dingue, non ?

Ntronéuaok

J’ai une hypothèse pour expliquer cette invitation pour le moins farfelue : imagine une petite ville de 7000 habitants. En Haut-Anjou. À cent trente kilomètres de l’océan atlantique et de son air iodé. Tu y ajoutes un directeur-maître-nageur-rock’n’roll, mais que la fonction restreint à surveiller les corps nageants. Tu y accoles une dose d’ennui, une pincée de folie dû à l’inhalation quotidienne de chlore (famille des halogènes, n° atomique 17).

Dans un sens, je n’ai jamais su comment les maîtres-nageurs pouvaient passer leur vie à se morfondre sur une chaise. J’ai interrogé le directeur de la piscine sur ses motivations à vous accueillir. Il a été direct (c’est lui qui parle) : « Voilà : le chlore ça va un temps. Peut pas toute ma carrière répéter au public gare à l’aquaplaning en bord de bassin. C’est vite fait bien fait, vous ne vous en rendez pas compte et vous voilà les quatre fer en l’air. »

Nheakoubri

Le gars de la piscine était intarissable. C’est à la piscine et pas ailleurs qu’on a senti réellement la dynamique du territoire Segréen, son organisation, la prise en compte des publics, l’intérêt pour l’artistique, et puis il y a les 10 ans de la piscine, et puis et puis, et finalement on se rend compte que c’est un coeur de région, et on se rend compte que c’est un coeur tout court.

Ntonrkéuao

C’est à la piscine que tu as mené ton premier stage de danse. Sur les côté des bassins. Direct sur le carrelage. Un grand moment de télévision.

Nehakoubri

Sans télévision.

Ntonrékuao

Impossible de filmer ce huis-clos dansé sur carrelage froid. Pas la place pour une caméra. Ni pour son alimentation électrique.

Ehnakoubri

T’as dû sortir ton artillerie des mots. Un premier jet d’écriture qui t’arrangeait bien : la danse ça va un temps pour monsieur l’écrivain. Mais ça t’as bien chauffé le poignet : l’homme a lâché la bride.

Je rêve d’une piscine où les corps exulteraient du matin au soir et du soir au matin, danseraient dans l’eau et sur l’eau et dans l’air et au ciel.

Les nageurs évolueraient en spectateurs et les danseurs en nageurs, les maîtres-nageurs en organisateurs de performances et les nageurs en danseurs aquatiques.

Le sauna se commuerait en fief du butô, les espaces du vestiaire, du hall d’accueil ou les pataugeoires en plateau pour danseurs aquatiques.

Enivrés par les surdoses chlorées (famille des halogènes, n° atomique 17), les mamies et papis rétifs entreraient dans la danse collective par l’aquagym, tandis que les ados vivraient la transe, au côté d’élus en maillot de bain venus en masse soutenir-les-initiatives-dansées-en-milieu-aquatique, prêt à tout même à rescuciter les nages comme le over arm stroke, la marinière ou encore le trudgeon.

Les maîtres-nageurs se trouveraient en tong à semelles compensées, costard noir et chemise blanche, col ouvert, lunette noire à la blues brother.

Les amateurs de natation, dès l’entrée dans les lieux, se feraient suivre par des danseurs-musiciens-acteurs aux aguets, fan de ces corps épuisés par le labeur et pressés de plonger une tête, même si la plupart d’entre-eux nageraient comme un fer à repasser.

Les musiciens répéteraient leur standard, de Misirlou popularisé par la musique du film Pulp Fiction, à l’afro beat de Fela, l’espace de la piscine se convertirait en studio et les chutes d’eau des toboggans ou autres jacuzzis en boîtes à rythme.

Des transats accueilleraient les nageurs mais aussi le public venu en masse regarder évoluer ces danseurs impromptus.

Les règles strictes de sécurité, d’hygiène seraient mises en dialogue avec l’absurde, le cocasse, l’inédit, l’impromptu.

Un homme en costume/cravate, cheveux gominés par le chlore, plongerait sa tête dans l’eau ou appellerait désespérément quelqu’un par le trou des distributeurs à maillots de bain et lunette de piscine.

Une danseuse survoltée produirait la grâce quand ses mouvements se figeraient au moment même où les sons de la guitare électrique seraient au plus haut.

Cette danseuse, avant de prendre son essor dans les airs javelisés, lâcherait sa robe aux enfants avides de déguisement en tout genre, se dérobant à l’énergie vitale que la danseuse est censée transmettre.

Cette même danseuse, blanche vêtue, air idiot, arrosoir à la main, robe-sculpture et oiseau-peluche sur les épaules, cette danseuse questionnerait à tout va les nageurs venus dans ce lieu pour nager et pas pour autre chose, car pourquoi venir à la piscine pour faire autre chose que nager ?

La danseuse poursuivrait ses déambulations chlorées et interpellerait un à un les nageurs en action ou non, car être nageur ce serait aussi savoir s’allonger sur un transat sans rien faire d’autre que d’attendre, ce serait même une situation normale.

La piscine de Segré, en tête du palmarès des place to be dans la catégorie waterproof, deviendrait une nouvelle scène de l’égalité où des performances hétérogènes se traduisent les unes dans les autres, la danseuse demanderait à chacun, yeux dans les yeux qu’est-ce que communiquer ? qu’est-ce que regarder ? qu’est-ce que tenir debout ? qu’est-ce que chercher ?, les femmes s’arrêteraient tandis que les hommes poursuivraient leur pataploof et les enfants riraient jaune, mais tous discuteraient avec ce personnage-clown, incarnant la figure de l’idiot du village, générateur de lien et de parole, tous prendraient conscience de leur situation et discuteraient leurs intérêts à éprouver ce rituel purificateur où une collectivité de nageurs et de performers est mise en possession de ses énergies propres.

Bien évidemment la discussion prendrait des aspects variés selon les situations, dialogues-mots, dialogues-regards, dialogue-geste, dialogue-mutique, dialogue-riant, dialogue-effrayant, dialogue-sourd.

Cette danseuse se bougerait au moindre accord de musique, et la voilà courant sous fond de guitare électrique saturée, là voilà debout sur un muret, la voilà le doigt pointé au ciel, la voilà en plongée dans l’eau tiède de la piscine, la voilà nageant en compagnie des nageurs anonymes, la voilà nageuse parmi tous les nageurs, la voilà attachée par un baudrier, la voilà suspendue au-dessus des flots, la voilà envolée au-dessus du clapotis, la voilà prenant l’air tandis que d’énormes chutes d’eau en fond d’écran descendent, là voilà ombre étincelant sur l’eau transparente, la voilà parti à visiter les nuages, tout les gens qui sont là qui commencent à la regarder, ils ont raison d’attendre, ne seront pas déçus, elle va quitter la terre, personne ne la verra plus, la voilà loin loin loin.

Je rêve d’une piscine où le Tout-Segré applaudirait la performance et tant qu’à faire s’applaudirait soi-même, frissonnerait d’avoir pu produire un tel moment et clôturerait la soirée par une bataille d’eau intergénérationnelle, éclaboussures aux quatre coins des bassins, glissades généralisées, splash en tout genre.

Segré, juin 2010

Pour le Dico du Spectateur,
Joël Kérouanton

Performance à la piscine, 2010. Cie Nadja - Lydia Boukhirane.
Danse : Lydia Boukhirane. Musique : Franck Pilandon. Vidéo : Nadir Bouassria