The show must go on et la mécanique du désir (par Eline Graizon)


Retours sur un temps de laboratoire avec la compagnie La Morsure, à la Paillette (Rennes), en préparation de la Semaine des spectateurices émancipé.es


Par Eline Graizon,
éducatrice spécialisée
et étudiante en psychologie



Dès l’entrée dans la salle la question est posée : quel effet ça fait d’être spectateurice ? Des installations pour inviter à y réfléchir attisent ma curiosité. Affichées un peu partout, des descriptions typologiques de spectateurices. Sorte de catalogue : l’enthousiaste, l’endormie, l’intello… Je me dis : quelle spectatrice je suis ou quel effet ça me fait, ce n’est pas la même question. D’un côté on fait appel à une catégorisation qui pourrait figer une identité, de l’autre on parle des affects en jeu avec toute la variété que cela suppose.

Qu’est-ce que je ressens quand je suis spectatrice ? Moi qui déteste, quand je sors d’un spectacle, que l’on me demande tout de suite ce que j’en ai pensé, la tâche va être ardue.

J’ai donc besoin d’une troisième question : qu’est-ce qu’être spectatrice ? Pour répondre à cela il faut en passer par le regard. Mais que recouvre ce terme ? Et bien pour la psychanalyse, à laquelle je m’intéresse, ce n’est pas seulement une fonction biologique. Lacan distingue d’ailleurs l’œil et le regard. L’œil du côté de la vision, du conscient. Le regard plutôt du côté de la pulsion, de l’inconscient.

Petits sujets jouisseurs que nous sommes, voilà que nous voulons regarder ou être regardés. En montant sur scène les comédien·nes procèdent à une sorte de mise à nu. Que ce soit fait avec pudeur ou pas. Une recherche de jouissance est ainsi donnée à voir. Les spectateurices viennent assister à ça. Viennent être témoins de cette recherche de jouissance. Ils et elles regardent les comédien·nes en train d’être vu·es. Et cela les fait jouir à leur tour, faisant du spectacle un rapport consenti entre exhibitionnisme et voyeurisme. Entendons-nous ici sur ce que peut être la jouissance, concept complexe à définir : disons une tension entre désir (ce qui nous pousse à agir) et manque (ce qui ne sera jamais comblé). Elle va au-delà de la satisfaction d’un désir, au-delà de la notion de plaisir. Ainsi elle peut être excessive et liée à une certaine souffrance.

Le regard serait donc un objet de jouissance selon Lacan.

Or cet objet que l’on vient chercher d’un côté comme de l’autre, l’objet parfait qui va nous combler, on ne l’atteint jamais. Mais on y croit toujours. C’est pour cela qu’il faut recommencer, « show must go on ». C’est la mécanique du désir.

Si l’on suit cette logique il y a donc les comédien·nes qui sont regardé·es et les spectateurices qui regardent. C’est très simple.

Sauf que pendant ce labo il m’est arrivé quelque chose : les comédien·nes dansaient, j’étais seule dans la salle à les regarder et d’un seul coup j’ai éprouvé une sorte de malaise. Je me sentais regardée, le rapport s’était inversé. Etrange sensation quand on pense être bien tranquille dans son fauteuil. On peut donc choisir d’être spectatrice et se sentir objet des regards, être regardée quand on regarde, sujet et objet dans un même corps. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire qui nous échappe ?

Et alors, quels sont réellement mes choix quand je suis spectatrice ?

Je pense à Freud, sa psychologie collective et analyse du moi. Il y parle de contagion psychique et décrit un phénomène d’identification dans un pensionnat de jeunes filles. L’une d’elles déclare un symptôme en recevant un courrier de l’homme qu’elle aime en secret. Plusieurs autres filles, sans doute dans une situation similaire, se mettent à déclarer le même symptôme. Je me revois alors, à la fin de certains spectacles, me lever et applaudir sans trop savoir pourquoi. J’ai fait comme d’autres, peut-être pour ne pas me retrouver seule assise et soumise au regard réprobateur de mes comparses d’une soirée. Est-ce que cela pourrait s’apparenter au même type de phénomène ? Encore faudrait-il savoir si l’on peut considérer une standing ovation comme un symptôme. Cela reste à creuser.

En tout cas cela me permet de faire un lien entre regard et identification.

Avec le stade du miroir, Lacan nous a montré que le regard a une place importante dans le développement psychique du jeune enfant. En se regardant dans le miroir il va s’identifier à l’image reflétée. Mais cela ne se fera pas sans les mots d’un Autre. Un parent, qui va lui dire « C’est toi. Tu t’appelles ainsi… ». L’enfant est nommé. Plus tard ce seront d’autres mots auxquels il s’identifiera parce qu’on lui aura dit « tu es comme ci ou tu es comme ça » par exemple. Ces mots particuliers, ces signifiants comme les appelle Lacan, marquent le sujet de manière inconsciente. Ils sont comme des tatouages sous-cutanés qui peuvent nous aliéner. C’est-à-dire nous enfermer dans une identité, dans une façon d’être, dans un certain type de lien social. Lorsque cette aliénation est mise à jour, on peut vouloir s’en départir.

Pendant le labo des comédiennes sont sur scène, des mots sont projetés sur elles, ça défile sur leurs corps. Au début elles n’en font pas grand cas. Elles ne les ont pas encore lus et n’ont pas pris conscience que les autres peuvent les voir. Mais dès que cela se révèle à elles les attitudes changent. Elles tentent alors de choisir les mots qui vont s’imprimer sur elles puis sur quelle partie du corps ce sera.

Les corps s’animent. Chacune sa petite chorégraphie. Car ce n’est pas la même chose d’avoir écrit « motivé » sur la tête ou « en colère » sur le ventre. Ce faisant elles donnent aux mots une signification particulière et bien à elles.

Des inventions se trouvent donc pour garder le signifiant voulu sur la partie voulue. Les mots inscrits sur leur peau dont elles ne veulent pas, elles tentent de s’en débarrasser. Elles ne veulent pas être assignées à ces identifications et cela les oblige à créer. On retrouve cette mécanique dans les mouvements transidentitaires. « Je ne veux pas être la fille qu’on m’a dit que j’étais, je ne veux pas être ce garçon. Ni l’une ni l’autre d’ailleurs. » Je dois alors inventer une autre forme d’être au monde, une nomination qui me convient, qui dira au plus proche de ce que je me sens être. Ce processus de passage d’une identité subie à une identité choisie, une que l’on s’est créée, c’est la nécessaire invention du sujet pour s’émanciper. Pour se sortir des nominations premières qu’on nous a assignées à la naissance il faut en passer par une création. Essayer de dire pour soi qui on est et comment cela nous convient d’être nommé·e.

On peut alors faire un lien entre tentative de désaliénation et processus créatif.


Texte écrit le 22 juin 2023 et mis en ligne le 04 juillet 2023.