Le spectateur et le Bozon de Higgs (par Marc Moutoussamy)
Contribution à partir d’une expérience de spectateur à l’Archipel – pôle culturel Fouesnant-Les Glénan (2015-2016)
Peut-on vraiment dire où a eu lieu le spectacle qu’on a vu ? Est-ce que c’était bien à l’Archipel, à Fouesnant ? Oui, je m’y suis rendu, j’avais bien noté l’heure, la date, le lieu. J’ai dû m’asseoir, saluer des connaissances, revoir des habitués ou bien au contraire ne reconnaître personne. Et puis à un moment j’ai été seul. En dépit de toutes mes connaissances, j’ai été seul face à ce que je voyais. Ca a eu lieu. Peu à peu j’ai dû moi-même ne plus me reconnaître, perdu dans ce qui se passait, à me demander si, telle une camera obscura, ce qui se passait ne se produisait pas en moi aussi, une image perdue sur un écran, un écran parmi d’autres, isolé, relié à ce qui se montrait, malgré tout.
Il faut mettre les choses au point. C’est peut-être la question que je me posais lorsque j’étais présent à la restitution du dico du spectateur. La question était justement de savoir dans quelle mesure on peut capter, sans la déformer, l’image, l’impression que l’on garde d’un spectacle. Est-ce que les propos recueillis à l’issue des représentations n’étaient pas, en partie, orientés par un questionnement ? Comment pouvait-t-on considérer chaque témoignage relatif à un spectacle ? Vouloir trouver dans chaque témoignage une posture type de spectateur ne revenait-il pas à la stréréotyper ?
J’écoutais ces questions résonner en moi comme des balles rebondissant avec des trajectoires étranges dans ma conscience vide. Je renonçais à les saisir. Leur agitation me montrait que jusque là, le manque de sommeil, l’abrutissement des journées répétées sans conviction m’avait rendu semblables à elles : des éléments indépendants d’un ensemble chaotique hésitant entre composition et décomposition. La conversation me demandait de ne plus être un élément, mais de comprendre ce que je pouvais penser de ce que j’entendais.
Je devais, comme dit l’autre, sortir de mon sommeil dogmatique. Et lentement je commençais à m’extraire de cette poisse de l’habitude qui me camouflait à moi-même. Tu es qui, finalement ? Qu’est-ce que tu fais-là ? Qu’est-ce que tu penses de ça ? Je m’essayais à l’effort insurmontable d’émettre une pensée personnelle. J’avais l’impression qu’il me fallait reculer. Reculer comme celui qui se retrouve à jouer le rôle du photographe le jour du mariage parce qu’on réalise que oui, cet événement, malgré toutes les économies que le couple fauché à voulu faire, cet événement a du sens et qu’il faut un photographe. Alors oui, le photographe essaie de donner un cadre à tout cela et il demande poliment à tout le monde de se tasser pour rentrer dans le champ. Et puis il réalise que ce ne sera pas si facile, alors il doit reculer, reculer encore pour prendre du champ. Et à force d’en vouloir, il se prendra les pieds quelque part, et il tombera d’avoir voulu cadrer ce beau monde.
Moi je suis tombé, et c’était la faute à Joël. Qu’est-ce que tu en penses Marc ? me demande-t-il. Mince, le cadre n’était pas fait et tout s’effondrait.
J’ai donné mon témoignage, finalement comme tous les spectateurs interrogés l’ont fait avant moi. Mais c’est en prenant la parole que j’ai compris ce que je voulais dire. Parce que finalement, parler d’un spectacle, c’est bien parler d’une image fantôme, cette image que le photographe avait cadrée, mais qui n’existe pas parce qu’il n’y avait pas de pellicule dans l’appareil. On a tous parlé de ce qu’on a ressenti, de ce qui nous reste, de nos vestiges de spectacles. Chacun se reconnaît dans son vestige, mais la collection, l’ensemble des traces nous livre autre chose. Elle nous ramène lorsqu’on la parcourt à ce mystère de l’évènement insondable qui a provoqué tout ça. Le choc, la rencontre, la découverte qui surgit sur scène et qu’aucun discours n’épuise. Tout ce qu’on peut faire, c’est essayer, comme le fait Joël, de recoller les morceaux et de voir dans la somme de ces éléments, le lien secret où se recompose l’unité de l’évènement, celui qui nous a rassemblé, qui fait qu’il y a eu assemblée silencieuse alors que nous étions chacun venus depuis notre univers.
L’image qui me venait, c’était l’accélérateur de particules et la quête de cette particule élémentaire qu’on nous avait racontée comme un roman il y a quelques années : le Boson de Higgs.
Il se logeait au coeur de la matière, dans l’insondable mystère de ce qui est sous nos yeux et qui nous résiste. Etait-ce réellement quelque chose ? N’était-ce pas plutôt rien ? En tout cas c’était décrit comme la clef de voûte de l’univers, une chose infime en taille mais qui avait la capacité à partir du moment où on la trouvait de détruire nos théories sur l’univers ou d’en apporter d’autres. C’était un véritable problème, un obstacle sur lequel l’intelligence bute et qui lui suggère que là, soit l’univers se referme mollement sur la vision qu’on en avait, soit c’est notre propre vision qui doit se réformer. Pour atteindre ce quelque chose qui nous échappe, il a fallu déployer des outils colossaux, extrêmement puissants pour créer des chocs de particules, des micro explosions dans des environnements rigoureusement contrôlés. Et au final, de ce que j’en ai retenu, c’est que l’on ne pouvait rien « voir ». C’est seulement dans les débris des particules, comme autant de morceaux de poteries éparpillés, que l’on pouvait deviner si oui, le Boson était là, ou pas.
Alors j’ai pensé à ce boson de Higgs lorsque Joël me demandait de donner mon point de vue sur cette histoire de « lieu » du spectacle. Car finalement, il est inutile de l’isoler dans un espace ce spectacle. Il se diffracte en autant d’histoires différentes, divergentes qui n’avaient en commun que le choc d’une rencontre, un jour, une heure dans la communauté de cette explosion originelle. Joël, de mon point de vue, faisait le même travail qu’un physicien méticuleux cherchant le spectacle comme le fameux boson : il épiait dans nos discours fragmentés, dans nos têtes éclatées comme des vieilles poteries antiques, les fragments d’un tout qui a explosé en donnant la vie et en créant des histoires.
Mallarmé disait « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » Je crois que le spectacle est absent, pour autant que nous sommes présents, liés à lui dans le secret de notre assemblée de spectateurs. Il revit dans nos morceaux de paroles et de pensées, mais il est l’instant absent, au coeur de nos vies, un moteur obscur qui nous propulse dans le secret des rencontres.