Vers un grand débat des spectateurs.trices
APRÈS LA REPRÉSENTATION DE « CE QUI M’EST DÛ »
Machecoul-Saint-Même, 5 février 2019
Agora du spectateur autour de Ce qui m’est dû
Ce qui m’est dû
Par Héloïse Desfarges et Antoine Raimondi, La Débordante compagnie
Créé à Paris en 2014.
Que nous doit-on ? De quoi sommes-nous redevables et à qui ? Avec le comédien Antoine Raimondi, Héloïse Desfarges signe un dialogue chorégraphique et théâtral où mots et gestes portent en un seul mouvement, une prise de conscience, un engagement. « Nous sommes dépossédés des outils nécessaires pour participer à la construction de notre société. Comment déposer sur mon corps la crise écologique, économique et humaine qui nous traverse et que nous traversons ? J’essaye. »
Puisant dans les pensées de Naomi Klein, André Gorz, du Comité Invisible, le duo activiste artistique et écologique témoigne d’une alternative politique. De la ZAD à la COP, ils traversent les territoires du débat et récoltent les discours entendus, de la pharmacienne au Président (…). Sondant dans une histoire individuelle les potentialités universelles de remise en question d’un système global, ils invitent à la responsabilité consciente, à une créativité lucide.
« GRAND DÉBAT NATIONAL ». L’affiche placardée sur le mur du théâtre de l’Espace de Retz annonce la couleur. Du bleu, du blanc, du rouge et de la parole. C’est dans cette ambiance que le Grand débat des spectateurs.trices en Pays de Retz s’est amorcé : Ce qui m’est dû n’était pas fini, tout allait commencer dans les histoires que venait se raconter le public. Quarante, cinquante personnes étaient restées après la représentation pour une séance de bavardage, où la comprennette allait se disputer à l’émotionnette.
Des professionnel.e.s du champ social et culturel en formation allaient converser en présence du public aux quatre coins de l’Espace de Retz, et restituer le fruit de leur collecte à l’occasion d’une Agora des spectateurs. Ces paroles collectées allaient-elles alimenter le grand débat culturel à la hauteur de ce qu’il devrait être : intense, disputé, fin, nuancé, drôle ?
Voilà l’ambition du moment : entendre différentes musiques de spectateurs, en invitant des professionnel.e.s du social et de la culture à créer des espaces de discussion entre spectateurs.trices et à réinvestir la question de la critique dans le spectacle vivant.
Vingt-trois heures : l’assemblée remarque en son sein la présence des artistes de Ce qui m’est dû. Telles des petites souris, la femme et l’homme observent écoutent regardent pensent, sans mot dire. Se taire est la meilleure façon de converser avec nous. Leur silence facilite le débat, seule attitude possible puisque leur spectacle n’est plus. C’est devenu le nôtre.
Spect. 1 : Alors, comment t’as vécu Ce qui m’est dû ?
Spect. 2 : J’avais la sensation d’entendre les infos.
Spect. 1 : Ce qui m’est dû nous amène à nous positionner.
Spect. 2 : Comment réagir face au changement climatique et à l’impact sociétal.
Spect. 3 : Quels sont les outils.
Spect. 4 : Comment on peut se mobiliser.
Spect. 5 : Quelles sont les alternatives.
Spect. 6 : Comment construire des alternatives.
Spect. 7 : There is no alternative.
Spect. 1 : Au début, la chorégraphie était saccadée, comme si la danseuse était mal à l’aise.
Spect. 2 : Le public n’était pas suffisamment à l’écoute de sa danse ?
Spect. 1 : Non, je ne crois pas, c’est plutôt cette danse climatique qui n’était pas volontairement harmonieuse. À la fin du spectacle, en revanche, la danse en couple a trouvé son harmonie.
Spect. 2 : Ça apportait de la légèreté.
Spect. 3 : Une danse de l’espoir.
Spect. 1 : Un instant fugitif où l’on se sent vivant.
Spect. 1 : J’ai attendu la danse toute la soirée.
Spect. 2 : Y avait de la danse, pourtant.
Spect. 1 : Ce n’est pas ce que je cherchais. Je suis venu voir autre chose que cela. J’espérais tout le temps que ça allait danser. Jusqu’à la fin j’y ai cru. Eh bien non, y a pas eu de danse.
Spect. 2 : Il n’y a pas eu la danse que tu pensais devoir être.
Spect. 1 : Moi, j’ai été marqué par l’image du chameau. Ça m’a vraiment interpellé, ce prince du pétrole qui dit : « Mon grand-père se déplaçait à dos de chameau, mon père en voiture, moi en jet privé. Mais, plus tard, mon fils se déplacera en voiture, et mon petit-fils se déplacera peut-être à nouveau à dos de chameau. »
Spect. 2 : C’est pour ça que les politiques travaillent d’arrache-pied sur la décentralisation culturelle : chaque habitant, quel que soit le territoire, va bientôt pouvoir se rendre au spectacle à dos d’animal.
Spect. 1 : Je n’ai pas compris le sens entre paroles et gestes : la danse vient-elle appuyer le propos ? Quel code ? Quel message ?
Spect. 2 : Comprendre, comprendre. Moi, la danse, je la vois plutôt comme un repas complet mais on ne nous dit pas dans quel ordre manger.
Spect. 1 : Très drôle.
Spect. 2 : N’as-tu pas eu la moindre manifestation sensible ? Ne sens-tu pas la vie qui passe dans ces moments-là ? Tu aurais pu simplement admirer la puissance de la danse. Voir la danse autrement qu’une idée. Comme une expérience physique — au sens où on se prend de réels coups de poing. Vivre ces moments dansés comme une belle expérience d’immédiateté d’où quelque chose peut toujours jaillir, un fracas, un hasard. La danse de Ce qui m’est dû ne fait pas penser : on la ressent.
Spect. 1 : Je ne ressens vraiment pas ce que tu comprends.
Spect. 2 : Je ne comprends vraiment pas ce que tu ressens.
Spect. 1 : Ce spectacle-diagnostic inaugure un nouveau genre d’art de la scène.
Spect. 2 : On va lui dire, à la chorégraphe, que son spectacle est mauvais.
Spect. 3 : Un peu risqué. La chorégraphe est suffisamment habile pour nous renvoyer à notre posture de Spectateur-Mauvais.
Spect. 1 : Dans l’état actuel des choses, c’est davantage du haut que viendrait la solution, plutôt que du bas.
Spect. 2 : En assistant à Ce qui m’est dû, je me sens un peu pointé du doigt et je trouve que ça n’est pas forcément à moi de savoir ce qu’il faut faire. Ce n’est pas de ma faute si on est dans cette situation.
Spect. 1 : Tu fais quoi, personnellement, pour lutter contre le changement climatique ?
Spect. 2 : J’assiste à Ce qui m’est dû.
Spect. 1 : Gravité.
Spect. 2 : Réflexion.
Spect. 3 : Goutte d’eau.
Spect. 4 : Intéressant.
Spect. 5 : Déconcertant.
Spect. 6 : Original.
Spect. 7 : Militant.
Spect. 7 : Du concret.
Spect. 8 : Des paroles.
Spect. 9 : Performance d’acteurs.
Spect. 10 : Bien écrit.
Spect. 11 : Abordable.
Spect. 12 : Monologues pas piqués des hannetons.
Spect. 13 : Interactions entre paroles et danse.
Spect. 14 : Pas désagréable à regarder.
Spect. 15 : Donne envie de pleurer.
Spect. 1 : J’étais dans le flou avant de venir voir Ce qui m’est dû.
Spect. 2 : Ah bon ?
Spect. 1 : En fait, pour tout dire, j’avais oublié pourquoi je venais ce soir au théâtre.
Spect. 2 : Oui je vois, c’est le système pervers des abonnements : tu coches une plaquette en septembre et en février tu coches tes regrets.
Spect. 1 : Heureusement qu’il y avait de la danse.
Spect. 2 : Ah oui. Sinon c’était la fin du monde.
Spect. 1 : Mais c’est la fin du monde !
Spect. 2 : Peut-être. Mais la danse dit autrement la gravité des propos.
Spect. 1 : La société évolue.
Spect. 2 : Je ne sais pas, il y a surtout une évolution des rapports humains.
Spect. 3 : Ben oui, on n’est plus pendant la Seconde Guerre mondiale.
Spect. 4 : L’important, c’est la maîtrise des nouvelles technologies.
Spect. 5 : Je me demande souvent : comment on vit la jeunesse aujourd’hui et comment on l’a vécue dans les années 80-90. On n’a pas tout à fait la même sérénité, je trouve.
Spect. 1 : Il parlait de quoi déjà le spectacle ?
Spect. 1 : J’ai bien aimé la voix de l’homme interprétant la voix de la femme, au tout début.
Spect. 2 : Oui, d’ailleurs on ne sait pas qui parle.
Spect. 3 : Qu’importe qui parle, en fait.
Spect. 1 : Moi, la question que m’a posée le spectacle, c’est la question de la responsabilité.
Spect. 2 : Oui. Est-ce qu’une somme de votes individuels peut aller vers l’intérêt général.
Spect. 3 : Peut-on faire quelque chose ensemble (au-delà du Grand débat national) ?
Spect. 4 : Ben, si on y réfléchit un peu, on fait un vrai truc, là, avec cette Agora de spectateurs. Qui devrait se faire tout le temps dans les théâtres.
Spect. 1 ou 2 : C’est un spectacle plombant.
Spect. 2 ou 1 : Oui, c’est un spectacle plombant.
Spect. 2 ou 1 : C’est le spectacle vivant. C’est surprenant, ça m’a fatigué.
Spect. 2 ou 1 : Moi aussi, ça ne m’a pas du tout détendu. Ça m’a tué, même.
Spect. 1 ou 2 : Pourtant, on est quand même sensibilisés aux questions environnementales.
Spect. 2 ou 1 : Oui, on l’est.
Spect. 1 ou 2 : On s’attendait à un spectacle plus léger.
Spect. 2 ou 1 : Oui, c’est ça.
Spect. 1 ou 2 : Pourquoi un message lourd de sens produirait-il un spectacle lourd.
Spect. 2 ou 1 : À quand une œuvre légère au sens lourd ?
Spect. 1 : Ça m’a plu. C’est exactement le discours que tient ma fille tous les jours à la maison [la mère].
Spect. 2 : Bof, je n’avais pas envie de voir et d’entendre ça : j’ai déjà ma fille à la maison [le père].
Spect. 1 : Si le spectateur ou la spectatrice n’est pas sensibilisé.e à la question du changement climatique, il lui est difficile de suivre la scène de l’ingénieur-formateur et son monologue-manifeste.
Spect. 2 : Tu parles pour toi ou tu parles pour tout le monde ?
Spect. 1 : Ben pour tout le monde. Avec ce moment conférence, il y a une vraie césure dans le spectacle. Qui exige des prérequis.
Spect. 2 : Tu oublies l’essentiel : l’art comme expérience du sensible. Pas besoin de comprendre à la lettre Ce qui m’est dû. Tu peux aussi recevoir cette scène de l’ingénieur émotionnellement et mettre ton Spectateur-Cerveau-sur-off.
Spect. 1 : Serais-tu d’accord pour laisser ton chauffage à 18°C ?
Spect. 2 : Non.
Spect. 1 : Ne faire qu’un seul voyage par an ?
Spect. 2 : Non.
Spect. 1 : N’avoir qu’un écran par foyer ?
Spect. 2 : Non. Mais Ce qui m’est dû est un spectacle formidable. On naît, on vit, on meurt, un peu comme la planète Terre : elle est née, elle a vécu, et peut-être mourra-t-elle aussi.
Spect. 1 : C’est un spectacle sans solution.
Spect. 2 : Je trouve ça étrange que les artistes doivent trouver des solutions aux problèmes mondiaux.
Spect. 1 : Si eux n’apportent pas de la lumière et de la poésie, qui le fera ?
Spect. 2 : …
Spect. 1 : Amuser les gens.
Spect. 2 : …
Spect. 1 : Les mettre en joie.
Spect. 2 : …
Spect. 1 : Le changement climatique, ce n’est pas nous, ce sont les acteurs économiques.
Spect. 1 : Et puis en même temps la société, c’est nous qui l’avons faite.
Spect. 1 : C’est nous qui la détruisons.
Spect. 1 : C’est brouillé dans ma tête.
Spect. 1 : Ce spectacle, c’est du Nicolas Hulot puissance 10.
Spect. 1 : Il repasse quand le spectacle ?
Spect. 1 : C’était épuré et complexe.
Spect. 2 : Faudrait savoir.
Spect. 1 : Souvent on s’attend à un enrobage plus léger. C’est la fin du monde, c’est un peu triste. Pourquoi ne pas la raconter dans un spectacle ?
Les textes de Ce qui m’est dû restituent de façon très brutale ce qui peut ressembler à des poncifs entendus dans les médias depuis trente ans. Ces poncifs entraînent effectivement un désespoir absolu qui est le thème central de la pièce, face à la légèreté supposée que représente la danse.
Je continue à dire que c’est un spectacle de danse. Elle est en rapport avec le texte, dit la violence et dit la vie — telle une esthétique de la contradiction. Je suis donc plutôt content d’avoir vu ce spectacle, après avoir beaucoup pesté tout au long du spectacle.
Pour Le Dico du spectateur,
Joël Kérouanton