Treize manières de regarder "Je n'ai pas peur"
La vérité du spectacle Je n’ai pas peur, joué le 30 mars 2016 à l’Archipel, est inaccessible à jamais. S’en approcher est vain, sauf à multiplier les transmissions d’expérience de spectateurs présents ce jour-là. Le même spectacle vu sous différents angles, un peu comme ce poème de Wallace Stevens « Treize manières de regarder un merle ».
Lorsque le lecteur, que l’on peut imaginer absent ce soir-là, aura lu ces treize façons de regarder Je n’ai pas peur, il aura peut-être sa quatorzième image personnelle de ce spectacle, laquelle, je voudrais le croire, est la bonne.
Présentation de L’Archipel : Michele, 8 ans, justicier. « Je n’ai pas peur » est une adaptation du roman drôle, cruel et passionnant de Niccolò Ammaniti avec en son cœur un jeune héros, et narrateur, qui nous plonge dans une histoire aux multiples rebondissements où se mêlent personnages aux forts caractères et sentiments contrastés. Une adaptation qui prend vie avec des marionnettes de cuir très expressives confectionnées par la compagnie. Une pièce qui aborde les notions de justice, de culpabilité et de responsabilité.
I
Linge
LE SPECTATEUR.— Suis très touché par cette pièce.
L’ABSENT.— Oui, paraît que c’est assez fort.
LE SPECTATEUR.— Moi j’avais lu le livre avant - c’est une pièce adaptée d’un roman italien - et ça m’a fait penser à Pinocchio, cet enfant-marionnette confronté à la méchanceté des hommes, le père compris. Faut croire que la marionnette de Pinocchio a laissé des traces dans la littérature italienne.
L’ABSENT.— Du coup vous n’aviez pas la surprise ?
LE SPECTATEUR.— Non, pas trop… En revanche la mise en scène : in-cro-ya-ble. Vraiment les acteurs sont très bons. Sans compter ces changements décors, y a un côté chorégraphique c’est indéniable. Quand les acteurs mettaient les draps à sécher, quand ils ramassaient le linge.
II
Trésor caché
L’ABSENT.— Alors ?
LE SPECTATEUR.— Bien.
L’ABSENT.—Mais encore.
LE SPECTATEUR.— Vraiment bien.
L’ABSENT.— On peut discuter longtemps comme ça.
LE SPECTATEUR.— Les marionnettes sont très vraies. Presque de chair.
L’ABSENT.— Exemple ?
LE SPECTATEUR.— La marionnette de Michele… Un petit garçon souvent seul dont les préoccupations n’ont d’écho ni chez les adultes ni même chez les copains. Michele dialogue avec un « trésor » caché par son propre père, un enfant enlevé à une riche famille napolitaine avant d’être enfermé dans un soupirail. Un enfant caché et condamné à mort, en fait. Quand il arrive à le voir, cet enfant, Michele pousse un hurlement : un fantôme ? un monstre ? une momie enterrée, là, dans ce trou à rats ? Et c’est quelque chose de tragique parce qu’il a très peur. Il s’en va, revient, s’en va, revient en se disant : « C’est le secret, ce secret il faut absolument que je le connaisse ».
L’ABSENT.— Et ?
LE SPECTATEUR.— Avec le temps Michele apprivoisera l’enfant-monstre en passe de mourir d’inanition. Michele le nourrira en cachette, découvrira qu’il a un vrai visage, qu’il voit clair, que ses yeux peuvent s’ouvrir et petit à petit il le fait se découvrir à lui-même et c’est tout à fait bouleversant, j’en aurais chialé du début jusqu’à la fin.
L’ABSENT.— Âme sensible s’abstenir ?
LE SPECTATEUR.— Bien au contraire. Bienvenue aux âmes sensibles. Surtout les âmes sensibles, je dirais.
III
Fil à coudre
L’ABSENT.— Je n’ai pas peur, vous me racontez ?
LE SPECTATEUR.— Un « film » de guerre (violences, bruitage, fumée, hélicoptères… ) pas vraiment destiné aux enfants : trop de questions sans réponse. Sans compter l’histoire quand même un peu décousue. Je n’ai pas trouvé le fil.
L’ABSENT.— Pas trop tard pour en fabriquer un, de fil. Le « corps » d’une pièce, ça se dépèce et se reconstitue à sa manière.
LE SPECTATEUR.— Ça m’a semblé trop décousu pour recoudre, tiens par exemple le premier garçon qui a mordu le téton de sa mère, il me semblait qu’il avait atterri dans la fosse… Il est devenu quoi, lui, dans l’histoire ?
L’ABSENT.— Vous me demandez ça à moi ?
LE SPECTATEUR.— Oui, à vous. Parce que ni vous ni moi ni quiconque n’en sait rien ! C’est là que je me dit : quand même, c’est décousu, on commence des trucs mais on ne voit pas le bout.
IV
Voix du pain rassis qui s’effrite
LE SPECTATEUR.— Comment si peu d’acteurs peuvent jouer autant de personnages et garder la voix de l’enfant Michele tout au long du spectacle ?
L’ABSENT.— …
LE SPECTATEUR.— Une voix comme une pâte sablée, qui s’effrite, c’est ça, je dirais même : la voix du pain rassis qui s’effrite. « Ein Mürbeteig, ein krümmeltes Brot », diraient nos amis allemand.
L’ABSENT.— …
LE SPECTATEUR.— Y a cette voix mais pas que. L’histoire. La narration. L’ambiance. La machinerie. Les marionnettes. Les acteurs. Les acteurs qui faisaient les marionnettes. Les marionnettes qui faisaient l’acteur. Tout le monde était vraiment à sa place.
L’ABSENT.— Vraiment ? Pas de mytho hein !
LE SPECTATEUR.— Oui, enfin non. Enfin, je, heu… L’histoire et ses drames passaient mieux quand seules marionnettes étaient en jeu. Quand les acteurs se fondaient derrière les marionnettes.
L’ABSENT.— Jouer avec les marionnettes ce n’est pas plus simple, mais ça parait plus ouvert.
LE SPECTATEUR.— Oui, j’avais mésestimé le potentiel des marionnettes à dire autant de choses.
L’ABSENT.— Ben on n’est plus au temps des guignols, non plus.
V
Histoire contemporaine
LE SPECTATEUR.— C’est une histoire vraie d’aujourd’hui.
L’ABSENT.— ???
LE SPECTATEUR.— Ben oui parce que encore aujourd’hui les garçons se laissent enlever.
VI
Tiré par les cheveux
LE SPECTATEUR.— Dans la Bible, Lazare dit « Lève toi et marche et grimpe, tu peux le faire », ce sont exactement les injonctions de Michele pour aider son ami à sortir du trou.
L’ABSENT.— Vous voulez dire que cette pièce est d’inspiration chrétienne ?!?
LE SPECTATEUR.— Peut-être.
L’ABSENT.— C’est un peu tiré par les cheveux.
LE SPECTATEUR.— Le titre fait référence à la parole de Jean-Paul II quand il s’est adressé aux Polonais : « N’ayez pas peur ». Et ce n’est pas tout : quand les disciples virent marcher Jésus sur la mer, ils furent troublés, et dirent : « C’est un fantôme ! » Et, dans leur frayeur, ils poussèrent des cris. Jésus leur dit aussitôt : « Rassurez-vous, c’est moi ; n’ayez pas peur ! »
L’ABSENT.— Là vous m’en bouchez un coin.
LE SPECTATEUR.— Ce n’était pas mon intention première. J’ai vocation à ne boucher le coin de personne. A-t-on peur ou n’a-t-on pas peur, telle est la question. Telle pourrait être aussi votre question, même si vous n’y étiez pas.
L’ABSENT.— J’y penserai. Vous pouvez y répondre, vous, à cette question ?
LE SPECTATEUR.— J’ai trouvé le propos de la pièce très profond mais je ne peux y répondre : bercé entre chaque scène par la machinerie du spectacle, je me suis endormi.
VII
Filles
L’absent connaît le fils d’une amie. Il va lui parler. Le fils de l’amie reste muet. L’absent essaye de sonder un peu, tu as eu peur ? lui demande-t-il.
LE SPECTATEUR.— Non ça va, les filles ont eu peur, je n’ai pas vraiment compris pourquoi. Moi ça va, je n’ai pas eu peur. Je n’ai jamais peur.
VIII
Position (morale) du spectateur
L’ABSENT.— Ce spectacle de marionnettes, c’est destiné aux enfants ? aux adultes ?
LE SPECTATEUR.— Je n’entrerai pas dans le jeu de la recommandation - cela dépend trop du parcours de chacun. Je préfère laisser le hasard rebondir dans la vie du spectateur. Et puis c’est à lui de décider s’il s’estime concerné par les thématiques du spectacle.
L’ABSENT.— Vous avez un avis sur la question, j’imagine.
LE SPECTATEUR.— Je viens de vous le donner… Et je vais vous faire une confidence : il faut emmener les enfants de force à la pièce Je n’ai pas peur. Un coup de pied au derrière et hop direction le Théâtre. Non mais.
L’ABSENT.— Un peu brutale comme méthode, non ?
LE SPECTATEUR.— Les adultes ont assez d’expérience pour se positionner d’eux-mêmes dans la vie….. Les enfants ce n’est pas la même chose : ils doivent se poser des questions morales, de vraies questions morales : respecter l’interdit paternel (tu ne dois pas aller rendre visite à cet enfant kidnappé qu’est Michele) ou respecter un pacte d’amitié (porter secours à Michele) ?
L’ABSENT.— Un choix cornélien.
LE SPECTATEUR.— Oui. Et y en a d’autres comme : étant donné la pauvreté du foyer familial, est-il moral d’enlever un enfant d’une famille riche contre rançon, pour offrir des lunettes à ses enfants ? Chaque fois, les questions sont : que faire ? Au nom de quoi approuver ou condamner ? Je n’ai pas peur propose des expériences de pensée sensible, des praticables destinés à vous faire réfléchir. Les intuitions dont on se réclame ne sont jamais si claires qu’on croit, ni si assurées qu’on dit.
L’ABSENT.— De la haute volée.
LE SPECTATEUR.— Non, plutôt de la perplexité morale. Et j’ai l’impression que ces questions déteignent sur la position du spectateur. Qui regarder ? La marionnette ou son manipulateur ? L’enfant ou l’adulte ? Je n’ai pas peur permet aux adolescents d’être confrontés à ces questions, même s’ils s’ennuient au bout d’une heure et pianotent sur leurs smartphones.
IX
Cauchemar
LE SPECTATEUR.— Cette pièce, c’est un cauchemar.
L’ABSENT.— Les spectateurs en sortent sains et saufs, quand même.
LE SPECTATEUR.— Oui, y a pas mort d’homme. C’est un fait.
L’ABSENT.— Ce n’est que du spectacle vivant.
LE SPECTATEUR.— Oui. Mais cette pièce se déroule comme un film en réel, des tableaux de cinéma se succèdent produisant une curieuse impression de vraisemblance. Cette scène de cauchemar, on sait que c’est un rêve, que c’est une interprétation de cauchemar, donc on n’a pas peur. On passe du réel dans la fiction, à la fiction dans la fiction.
X
Serrage de dents
LE SPECTATEUR.— On oublie la disproportion entre la marionnette et l’acteur positionné à l’arrière, le duo forme vraiment un solo cohérent : je me suis retrouvé les mâchoires un peu crispées, haletant, extrayant mentalement ce malheureux Michele des pentes glissantes [tombé lui aussi dans le trou, l’enfant tentait d’en sortir]. Compatissant je le rattrapais de justesse au bord de la trappe fatidique.
L’ABSENT.— Vous y étiez !
LE SPECTATEUR.— Complètement. Je serrais les dents. Le gamin assis près de moi étant un peu dans le même état, il m’a dit, à la fin : « Ça fait un petit peu peur. Mais j’aime bien avoir peur ». Il est rare d’assister à un spectacle qui s’adresse autant aux enfants qu’aux adultes. Ici ils ne jouent pas sur le même terrain : les deux sont mis en parallèle.
L’ABSENT.— Et la fin ?
LE SPECTATEUR.— La fin est étonnante, dans le sens physique du terme parce qu’il y a des coups de feu. Michele ne mourra pas et il rencontrera son père à la sortie de prison, avant de lui accorder son pardon. Une reconnaissance de l’un par l’autre, comme une petite lumière, une lanterne, un phare dans la nuit.
XI
Passage
LE SPECTATEUR.— Comment les acteurs ont-ils fait pour faire passer l’émotion entre moi et les marionnettes ? Ça reste un mystère.
L’ABSENT.— C’est une émotion virale : elle me touche au moment même où vous l’évoquez.
LE SPECTATEUR.— L’émotion de la marionnette était la nôtre. Notre corps était avec le corps de la marionnette.
XII
Haussement d’épaules
LE SPECTATEUR.— J’aimerais demander au metteur en scène ses intentions.
L’ABSENT.— Il est parti, le metteur en scène. Si je puis me permettre, je vous propose de vous interrogez sur les vôtres, d’intentions. Le spectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe, il sélectionne, il compare, il interprète. Il associe ce qu’il voit à bien d’autres choses qu’il a vues en d’autres scènes, en d’autres lieux. Il compose son propre poème avec les éléments en face de lui.
LE SPECTATEUR.— …
L’ABSENT.— C’est beau non ? C’est extrait d’un livre sur le spectateur émancipé. Dépecé, le livre ! Reste ce morceau, le plus beau.
LE SPECTATEUR.— …
Haussement d’épaules. Jolie bouche en forme de O. Une carpe n’aurait pas fait mieux.
XIII
Musique
L’ABSENT.— Si ce spectacle avait été une musique ?
LE SPECTATEUR.— Ça aurait été du Wagner.