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Val d'Oise — saison 2

ENQUÊTER SUR SON PROPRE REGARD

Département du Val d’Oise, 2016

© Croquis _ Céline Jimenez

Penser, sans tabou, son rapport à la culture. S’émerveiller de sa culture trouée, incomplète, foisonnante. En partager des bribes par un « objet culturel » de son choix. Laisser émerger sa culture enfouie (si ça ne vient pas, utiliser le jeu). Faire des ponts entre « sa » culture et « la » culture. Éparpiller des livres à même le sol, les grappiller, parfois à haute voix. Entendre ces livres traitant du spectateur, qu’on n’oserait pas lire en solo. Après ce bain de mots collégial, enquêter sur la façon dont on considère son propre regard de spectateur, dont on s’en amuse, au point de polliniser, directement ou indirectement, « son » public ?

Nous étions dix. Dix semi-assis autour d’une table semi-debout, affalés dans des fauteuils lounge, le tout en musique. L’objet ? Une formation. Mais encore ? Une sensibilisation à l’éducation artistique dans les domaines du cirque, de la danse et du théâtre. En somme, découvrir comment « être spectateur ».

Nous voilà bien.

On s’est présenté par une chanson qui nous venait en tête, là, comme ça, à neuf heures du mat’. On ne fera pas connaissance en un coup de cuillère à pot, alors autant le faire en musique : Pimp, Fifty Cent ; Born to Be Alive, Patrick Hernandez ; Lemon, Bachar
Mar-Khalifé ; Sensualité, Axel Red ; Djon maya, Victor Démé ; On écrit sur les murs, Kids United ; L’aziza, Balavoine ; Jérusalem, Orange Blossom ; Summer 2015, LEJ ; Va bene, Reda Talini.

En moins d’une heure seront créées les conditions de la rencontre stagiaires/formateur, en mettant en avant la culture de chacun, plutôt que les parcours et fonctions. À la recherche de la culture enfouie deviendra notre leitmotiv n° 1.

Nous voilà enquêteurs de notre propre culture.

Est-ce vraiment notre culture musicale ? Ça se discute. Certains d’entre-nous mettront du temps à assumer l’émergence de cette culture enfouie. Un consensus sera trouvé pour qualifier cette culture de « vérité d’un moment », un matin de janvier 2016, 9 h 35. D’autres y verront un outil réutilisable dans leur pratique, qu’ils nommeront « travailler sur nos vérités ». D’autres encore en riront, mettront ça sur le compte de la position semi-allongée et la semi-conscience qui l’accompagne. Un stagiaire en tirera un fil pour évoquer son village natal, en Afrique de l’Ouest, puis sa langue maternelle, dialecte enfoui lui aussi au point de disparaître dans le CV.

Objet culturel

On entend souvent : « la culture est vivante ». Si elle l’est, sa définition doit l’être aussi ! Définissons la à notre façon. Par du concret. En faisant connaissance. Par exemple, en
apportant chacun un « objet culturel » et en le partageant. On y trouvera un livre ; Une bouteille de rhum ; Un peigne ; Un ballon ; Un smartphone ; Une bague ; Un vase ; Un éventail ; Un rouge à lèvre. Des objets culturels apportés par chacun, à vocation d’échange au moment du café et de la sieste. Qu’y verrons-nous en terme de signification ? Pêle-mêle un moyen « de communication intermédiaire pour parler à l’autre », un moyen de « transmission de la coquetterie et du féminisme », un moyen d’« éducation », un moyen de « penser ses origines », un moyen de « rêverie ».

Nous n’avons jamais défini précisément ce qu’est un « objet culturel » - à quoi bon ? -, ce jour-là il était intime, biographique, mémoriel, quotidien. Demain il sera autre. Mais nous déciderons, d’un commun accord, que nos objets culturels du jour participent d’une définition de la culture :

CULTURE. [kyltyʀ] n. f. ÉTYM. V. 1150, colture ; lat. cultura, de cultum, supin de colere «  cultiver  ».

(2016, un jour de janvier, 9h35). Donne à penser ses origines, est un moyen d’éducation et de rêverie, facilite l’entrée en relation avec l’autre. — Par ext. Ensemble des connaissances acquises qui participe de la lutte (des classes, du féminisme, de l’écologie, etc.)

Spectacle imaginaire

Nous continuerons à jouer, oui c’est ça : à jouer. Une façon de faire un pas de côté avec nos allant de soi. Comme avec ce spectacle imaginaire(1). Un faux « banc de scène » pendant lequel une fausse compagnie d’arts du spectacle vient rencontrer des faux spectateurs après un faux spectacle. Un simple jeu de rôles, en fait, où trois d’entre nous (« les acteurs ») sont debout face à sept autres assis (« les spectateurs »). En faisant « comme si » les acteurs sortaient de scène, en faisant « comme si » les spectateurs sortaient de salle, se tissera au fil de la discussion un vrai spectacle, très concret dans nos têtes, pourvu d’un pitch pas piqué des hannetons : L’histoire d’une pêche aux requins sans arme. Ce spectacle imaginaire restera en huis clos - nous ne révélerons pas nos fous rires.

La puissance improvisionnelle du groupe, l’intelligence et la folle liberté qui s’en sont dégagées ont fait appaître des références culturelles valant leur pesant de cacahouètes : Le K, Dino Buzzati (littérature) ; Salle de boxe, Pierre Boulez (musique) ; Le Minotaure, Jean-Michel Rabeu (théâtre) ; L’Éloge du poil, Histoire imaginaire (littérature) ; Braveheart, vie de William Wallace, Mel Gibson (cinéma) ; Djon maya, Victor Démé ; L’Aziza, Daniel Balavoine (chanson) ; Le mythe de la Caverne, Platon (philosophie) ; Prejlocaj (danse) ; Marvin Gaye (musique) ; Pensées, Blaise Pascal (philosophie) ; Comme un chat assis sur le bord d’un océan de lait espérant le lécher au complet, Benoît Lachambre (danse). Ou comment, dans l’impro d’un spectacle imaginaire, cette culture enfouie s’active. Ou comment, dans l’impro, la culture savante côtoie spontanément la culture populaire. Ou comment dans l’impro, les stagiaires et l’auteur de ce récit sortent de leur champ de confort. Tout cela s’autorisera grâce au leitmotiv n° 2 : fracasser (à coups de burin) la peur de n’avoir rien à dire.

Livres à terre

Au fil de nos quatre rendez-vous, nous continuerons à oeuvrer pour le « dire ». Parfois à haute voix. Debout. Face micro pupitre. Près de livres posés à même le sol. Dans l’humus. Loin de toute déification. Des livres qui avaient beaucoup à dire. Parfois pas. Des livres qui traitaient du spectateur ou du lecteur : Le Spectateur émancipé, Jacques Rancière (philosophie) ; Je suis une école (expérimentations, arts, pédagogie), Charmatz Boris (Danse) ; emails 2009-2010, Charmatz Boris, Jérome Bel ; Point Oméga, Don Delillo (littérature) ; Concordan(s)e 1 et 2 rencontre inédite entre un chorégraphe et un écrivain ; Abécédaire du spectateur d’Avignon, Bernard Faivre d’Acier ; Mon histoire de spectateur, Le Dico du Spectateur ; Chorégraphies (six espaces de danse-écriture), Mylène Lauzon ; spectateur, Daniel Le Beuan ; Laboratoire Val d’Oise 2016, Le Dico du Spectateur ; Les Coulisses de Cecilia, théâtre barjo d’un art éducatif, Virginie Le Priol ; Cinéma, Tanguy Viel ; Le Maître ignorant, cinq leçons d’émancipation intellectuelle, Jacques Rancière ; Comment parler des livres que l’on n’a pas lu, Pierre Bayard.

Des livres pour penser le spectateur, c’est bien, mais les animateurs du Val d’Oise, qu’ont-ils à dire sur la question ? Place à Parlotte & Pensée du spectateur. Un enquêteur cherche à deviner ce qu’un spectateur aurait à dire après un spectacle. En partant d’anecdotes fortes, le spectateur raconte son histoire de spectateur en désirant se faire comprendre. L’enquêteur le relance, le traduit à sa façon, l’aide à s’exprimer, à trouver l’endroit où il a beaucoup à dire. Parfois faut chercher longtemps. Parfois on ne trouve pas. Parfois l’enquêteur tombe sur un trésor.

Pour dénicher ce trésor, l’enquêteur s’aidera d’un scribe, qui notera ce qui lui semble intéressant, ce qui lui parle, en n’hésitant pas à y insérer son grain de sel.

Soucieux de réemployer les outils de la formation dans leur pratique, les animateurs socio-culturels appelleront cette démarche « Le Petit Reporter ». Ils résumeront ce jeu par « se mettre à trois : un qui questionne, un qui raconte, un qui écrit ».

« […] — J’ai vu le spectacle M’Rick show il y a presque deux ans.

— Et alors ?

— Ça m’a plu, ça m’a marqué.

— Ah ?

— C’est l’histoire d’un rasta en tenue de policier avec un bob, qui raconte son parcours d’homme divorcé. Au final ça raconterait des choses d’aujourd’hui autour de la vie quotidienne.

— Quelqu’un qui n’est pas antillais et ne comprend pas le créole pourrait-il se reconnaitre dans le spectacle ?

— Bah c’est la question […] »

Regarder son propre regard

Qu’a donné Le Petit Reporter ?

Le dépassement du « j’aime / j’aime pas » par la mise en critique d’une pièce. Nous sommes partis des critères esthétiques échafaudés au cours des différents modules de formation : point d’invention (un élément dans le spectacle jamais vu), justesse (équilibre entre le propos et le parti pris de l’artiste), mise en scène, intrigue, jeu des acteurs, espace, costumes, lumières. Mais le spectateur est subjectif comme il respire, il est d’abord un corps regardant d’autres corps évoluer sur scène : son filtre est l’imaginaire, son filtre est politique, son filtre est autobiographique, son filtre est l’humeur du moment. En d’autres termes, la question « qu’estce que le spectateur regarde ? » évoluera vers « comment le spectateur s’amuse à regarder son propre regard (au regard de ce qu’il regarde) ? »

Cahin-caha émergera ce mini-dico du Val d’Oise 2016, qui prendra les problèmes du monde à bras-le-corps, avec la facilité de penser en binaire (Spectateur-Anti-communitaire). La perte actuelle de repère est si grande que certains d’entre nous deviendront Spectateur-Qui-va-chercher-du-sens-partout ou Spectateur-Sociologue. Mais ne croyons pas qu’il faille user des mots pour apprécier, qualifier ou formuler une position propre de spectateur. Ce sera du moins l’enseignement du Spectateur-Sans-commentaire.

Être spectateur, ce serait penser son regard sur le monde. Par le détour du ludique. En levant les barrières de l’autocensure. Le jeu sauvera la pensée - leitmotiv n° 3. Le jeu réinventera la démocratie. Du moins la démocratie culturelle.

Un bougé ?

Qu’a donné Le Petit Reporter ?

Alors, quid de cette expérience sensorielle de spectateur ? L’impression d’un bougé en ce qui concerne les liens des animateurs avec leur public. Nous étions partis de là…

« Moi, mon public, on a grandi ensemble dans le même quartier, les mêmes écoles, les mêmes familles. »

« Moi, mon public, je le connais comme ma poche, je vis avec lui tous les jours, au quotidien. »

« Moi, mon public, je ne vais pas l’emmener voir un spectacle que je ne sens pas, il ne le sentira pas. »

« Moi, mon public, on a les mêmes goûts. »

… et nous en sommes ici :

« Notre métier c’est de faire découvrir, parfois des choses à l’opposé de ce qu’on aime. Comme si on était dans leur cœur de sensibilité, à notre public, comme si c’était nous qui les bordions avant qu’ils aillent se coucher. Mais ils boivent aussi du lait chaud. On ne sait pas la tendresse qu’il y a chez ces mecs de la rue. Ils sont pleins de carapaces. En les amenant voir des spectacles qu’on pense qu’ils ne vont pas aimer, on brise les carapaces. Et on les fait sortir de leur zone de confort – leitmotiv n° 4. C’est comme ça qu’on fait péter les barrières. »

Pour Le Dico du Spectateur,
Joël Kérouanton
(Avec la contribution des animateurs socio-culturels du Val d’Oise : Rachel Abihssira, Tanguy Courriol, Michel Ehouman, Camille Gicquelet, Robin Gigomas, Céline Jimenez, Christelle Nadeau, Zakaria Ouedraogo, Idriss Saounera).
Juillet 2016

(1) Appelation d’origine : « GÉNÉRIQUE ». Conçu par Alice Chauchat, Joris Lacoste, Nicolas Couturier (en savoir plus).

Le mini-dico du spectateur: Val d'Oise — saison 2

  • A
  • Anti-communautaire

    image.png
  • Q
  • Qui-va-chercher-du-sens-partout

    Son analyse perpétuelle n’a d’égale que son sens du détail. Ses deux hémisphères ne voient pas le spec…

  • S
  • Sans-Commentaire

    A apprécié. C’est tout. « Lui, je le connais bien, c’est un copain d’enfance, le genre timide et introv…

  • Sociologue

    gui-dico-17.png

Contexte & crédits

Un Contrat local d’éducation artistique a été signé par le Conseil départemental du Val d’Oise avec le Ministère de la culture - DRAC Ile-de-France, la Direction départementale des services de l’Education nationale du Val d’Oise et huit villes de l’est du Val d’Oise, Arnouville, Fosses, Garges-lès-Gonesse, Gonesse, Goussainville, Marly-la-Ville, Sarcelles et Villiers-le-Bel, qui a pour objectif la généralisation de l’éducation artistique sur le territoire des huit villes.

Une convention de collaboration publique entre le Conseil départemental du Val d’Oise et le CNFPT Grande-Couronne a pour objet un plan de formation annuel à l’intention des personnels techniciens et relais de la culture sur le Val d’Oise. Dans ce cadre, une « sensibilisation à l’éducation artistique des arts de la scène » est proposé en partenariat avec les signataires du CLEA à l’attention des professionnels de l’animation. Un module spécifique est animé par Joël Kerouanton autour de l’« Accompagnement à l’analyse critique des animateurs avec leurs publics. Exemple de mise en œuvre de l’analyse critique : travailler autour de « être spectateur ».

Pour garder traces de cet accompagnement, pour permettre aux animateurs de participer à un processus de création littéraire mené par un écrivain, pour rendre visible leurs états de spectateur et les contributions réciproques que leur rédaction a nécessité, le Conseil départemental du Val d’Oise a fait une commande d’écriture à Joël Kérouanton, écrivain. L’oeuvre - l’« Addenda au dico du spectateur » - correspond à la collecte, retranscription et réécriture des dits et écrits des participants en formation entre janvier et juin 2016. Puis le Conseil départemental du Val d’Oise a co-produit son édition numérique dans le cadre des Labos du Dico du spectateur.

Ensemble des expériences de spectateurs dans le département du Val d’Oise visibles ici.