Fracasse et les enfants des Vermiraux

Cet article est le récit d’une soirée « Critique du spectateur » menée avec le théâtre ONYX et Les Collectors, rédigé sous la forme d’une critique journalistique autour du spectacle Fracasse ou les enfants des Vermiraux.


Théâtre ONYX, Carré des services, 26 février 2019.

Le théâtre de Saint-Herblain avait annoncé la couleur : le Fracasse allait tout fracasser. Et ce fut le cas. Aucune, vraiment aucune réserve pour cette pièce au format atypique — la scène se confond avec l’espace public —, « à l’africaine » a témoigné une spectatrice du quartier. La disposition des spectateurs lui rappelait les soirées TV dans son village natal, au Sénégal. Le poste planté au milieu de la place, entourée des habitants, dans une communion permanente.

Pour Fracasse et les enfants des Vermiraux, point d’écran mais des spectateurs disposés çà et là, dans l’ensemble de l’espace scénique, en présence d’acteurs évoluant au milieu, sur les côtés, dans les périphéries, quand ce n’est pas sous un drap. On recherche souvent la messe sans la messe dans les arts du spectacle. Avec Fracasse…, nous sommes dans une communion permanente, sans prêche et sans prêtre, sans péché et sans pêche aux pleurs — l’humour est omniprésent. La scénographie participe à cette joyeuse messe esthétique, tout en relationnel, « Nous sommes DANS le spectacle : les acteurs pénètrent dans l’aire des spectateurs, on se sent intégré du fait des interactions » a formulé un spectateur herblinois présent ce soir-là. Les sièges, les escarbeaux, le lit produisent un effet surprise à l’entrée de salle. Le spectateur pressent qu’il va assister à une expérience où les relations créées entre les acteurs et spectateurs, entre spectateurs eux-mêmes, comptent autant que le propos de la pièce. « Peut-on dire qu’on a tous fait du théâtre ce soir ? » interrogeait un autre témoin de la soirée.

Le spectacle raconte l’histoire d’enfants en révolte qui manifestent leur cri face aux conditions d’accueil dans un orphelinat(1). La compagnie des Ô met en scène cette révolte d’enfants, en s’inspirant librement du roman de cape et d’épée Capitaine Fracasse de Théophile Gautier. Au fil du spectacle, l’obscénité de la violence laisse place à la poésie des sous-entendus. Les enfants des Vermiraux ne disent pas ce que leur directrice — « La Vilaine » — leur a fait ; ils disent qu’après la visite chez la responsable de tous leurs malheurs, Fracasse n’a plus parlé pendant un jour. Pour sortir du triangle de Karpman (Persécuteur-Victime-Sauveur), des spectateurs ont même imaginé ces enfants, au lieu de faire justice par eux-mêmes, faire à la Vilaine les bisous qu’ils ont rêvé d’avoir. La Vilaine n’aura pas leur haine.

Fracasse…, c’est du théâtre de rue joué en salle. Une nouvelle relation avec le spectateur. Un théâtre d’avenir, ouvert à la jeunesse, interactif au centuple, en présence de comédiens-batteleurs, talentueux au point de rendre le spectateur acteur de la pièce, lui trouver un rôle, parfois absurde, comme « faire l’arbre ». Même absurde, le rôle de l’arbre fut si finement interprété qu’un spectateur se demandait « s’il n’était pas arbre professionnel ».

Et il y a la scène emblématique « du casque » — concentré du spectacle par sa simplicité et sa puissance évocatrice. Un homme (comédien) propose à une femme (spectatrice) d’écouter quelque chose, un casque sur les oreilles. La femme écoute en regardant l’homme. Ils sont face à face, au milieu de nous, dans leur bulle. L’histoire se passe à l’intérieur, entre-eux, dans ce son réel pour eux, imaginaire pour le spectateur : seuls leurs jeux de regards raconteront ce quelque chose au public. « L’importance de regarder l’autre, de le voir », dira une spectatrice, « Ils se regardent. Elle le regarde, il la regarde. Parfois, ils nous regardent. Le regard c’est l’amour, l’amour c’est le regard. Pour moi c’était ça, il n’y avait rien, ils ne se disaient rien, ils se regardaient ». Nul besoin de savoir véritablement la teneur de la bande-son : l’imagination des spectateurs remplissait le silence des regards. Les témoins de ce soir ne se sont pas fait prier pour lancer des hypothèses à propos de ce fameux quelque chose : Un secret de famille ? L’histoire d’un tracas ? Le témoignage d’un enfant qui a vécu des faits similaires de maltraitance ? Des empilements de sons ? Du silence, rien que du silence ? À moins que ça ne soit « le fracasse d’un comédien impossible à raconter en public, car pas racontable — comme s’il y avait toujours une frontière, une limite », développera une spectatrice, « Qu’est-ce qu’on partage ? Qu’est-ce qu’on ne partage pas ? Dans Fracasse… il y a toujours ce fil, il me semble, où chacun s’imagine ce qui est dit. »

Composée en public, cette relation intime se construit avec douceur, au centre de spectateurs, jamais loin d’une prise d’otage malicieuse et bienveillante : « À un moment, j’ai senti une main sur mon épaule. Je me suis dit : “C’est qui ce mec ? C’était un comédien de la troupe. » C’est tout l’art des acteurs de la Compagnie des Ô que d’associer les spectateurs en étant à l’écoute de leur pouvoir de dire non. De dire « Je n’ai pas envie qu’on ait envie de me toucher ».

La mise en scène implique les spectateurs jusqu’à les mener à une vraie identification aux personnages : « Les enfants des Vermiraux, ce sont aussi nous, spectateurs » racontera une témoin du spectacle au Carré des services, venue à cette soirée non sans appréhension parce qu’au théâtre ONYX, « c’est toujours un peu spécial, quand même. » « On a été sollicités pour jouer le rôle des enfants », racontera-t-elle, « quand les acteurs nous disaient de regarder, on tournait tous la tête dans le même sens », avant d’ajouter : « Ils sont parvenus à susciter l’enfant en nous ; on s’est laissé emporter. On est arrivés avec une impression et on est repartis avec une autre. » Les comédiens associent les spectateurs à l’histoire en leur donnant le rôle de témoins actifs, dans une situation qui inclut le face-à-face, le dialogue, l’interpellation, la confidence, la réaction possible de l’un et de l’autre. « Très proche du Living théâtre, de Molière… ou de Mnouchkine » a analysé une spectatrice participant à l’aventure des Collectors. « Est-ce que ce sont les comédiens qui parlent de leur propre vie, ou est-ce que c’est l’histoire de Fracasse qui est racontée ? » s’est longuement intérrogée sa voisine, évoquant son trouble de ne pas réellement savoir si l’histoire contée par les comédiens était de l’ordre du témoignage personnel ou tenait d’une œuvre de fiction.

Fracasse… est une œuvre de parti pris : celui des victimes. Elle leur donne voix sans tomber dans le sordide, les nuances sont reines et la complexité de mise. Au final, les victimes ne rendent pas justice, elles ont confiance en elle et laissent la vengeance dans les oubliettes des principes. Elles ont trouvé mieux, largement mieux : le jeu.

Peut-être aurait-on apprécié d’entendre la vraie voix de rescapés de ces établissements maltraitants, une façon de stimuler nos facultés de spectateurs à éprouver des émotions morales et politiques. Certes émouvant et éprouvant pour le spectateur, cela aurait permis de partir de l’émotion d’une telle rencontre pour entrer dans un processus d’explicitation de la mécanique maltraitante et du contexte historique et politique l’ayant rendu possible. Ce qui aurait invité le spectateur, sans entraver son investissement émotionnel dans le récit, à une réception (aussi) faite de réflexivité. Mais l’approche documentaire aurait-elle permis de jouer autant que les comédiens jouent dans ce spectacle ? Peut-être pas. Expliciter dans le moindre détail des faits dramatiques, c’est là tout le problème de cette option documentaire, clinique. La Compagnie des Ô a tenté d’aller au-delà des faits et propose de rendre justice aux enfants des Vermiraux en célébrant le pouvoir de l’ironie, la joie et la puissance de l’imaginaire. Un parti pris que les spectateurs herblinois auront goûté avec gourmandise.

Pour Le Dico du spectateur,
Joël Kérouanton
À partir des paroles de spectateurs recueillies par Les Collectors

(1) En 22 juillet 1911, le tribunal d’Avallon, dans l’Yonne, rend un jugement historique. En condamnant à de la prison ferme les garants de l’institut éducatif et sanitaire des Vermiraux, il prononce la première sentence exemplaire en France à l’encontre d’un groupe de coupables, pour corruption associée à des violences collectives faites aux enfants (travail forcé, maltraitances ayant entrainé la mort, viols, prostitution). Les juges n’hésiteront pas à transformer une plainte contre des enfants, pour rébellion et bris de clôture, en mise en cause des adultes.

Fracasse ou La révolte des enfants des Vermiraux, d’après le mythe de Théophile Gautier
Compagnie des Ô
Pour leur nouvelle création, librement inspirée du Capitaine Fracasse de Gautier et de l’histoire de la révolte des enfants des Vermiraux, la Compagnie des Ô (57) et Sarbacane Théâtre (25) ont créé leur spectacle comme ils le jouent : en intelligence avec le lieu qui les accueille et les habitants qui le traversent.
Avec des meubles comme décor, ou un décor de meubles fabriqué par eux, ils habitent le lieu en permanence pour vivre, créer, rencontrer, travailler et faire de leur histoire une histoire commune.
Texte et dramaturgie : Nicolas Turon — Avec : Alice Feucht ou Laura Zauner, Jérôme Rousselet ou Fayssal Benbhamed ou Remy Vachet ou Fabrice Houillon, Nicolas Turon — Meubles : Sébastien Renauld — Direction d’acteurs : Odile Rousselet — Musique : Shadow Kids et Bird of Prey, par Toxic Kiss (Laetitia Vançon, Sebastien Servais, David L’huillier, Manuel Etienne) — Arrangements : Toxic Kiss & Tom Rocton

Crédits photos : Elise Denier
Première mise en ligne 15 mars 2019 et dernière modification 25 septembre 2019.