Masque & Tuba
La formation avec les animateurs socio-culturels du Val d’Oise nécessitera un échauffement par un travail de l’imaginaire. Le jeu en open source « GÉNÉRIQUE » participera de cette entrée en matière. Sont restituées ici les traces de ce moment ludique mené le 5 février 2015 à l’Espace Germinal de Fosses.
Le jeu prend la forme d’une discussion d’après-spectacle. Les stagiaires, jouant le rôles des artistes et des spectateurs, se retrouvent pour parler d’un spectacle comme s’il venait d’avoir lieu et en discutent les pourquoi et les comment ; ce faisant, ils le créent ensemble. En même temps qu’il joue avec les codes et les figures du discours artistique, le jeu crée les conditions de l’élaboration en temps réel d’une fiction.
« Mam marzenie », la nouvelle création de la compagnie Masque & Tuba présentée hier à l’Espace Germinal de Fosses, souleva le public comme jamais. Par une esthétique radicale, sur le thème des addictions, le metteur en scène local Christian Lopeza réalise là son plus beau geste.
(Article paru dans Val d’Oise Hebdo, 7 février 2015)
C’était la première. Après six mois de travail intensif en résidence dans le Val d’Oise (95, France), la compagnie de danse internationale Masque & Tuba s’est enfin produite ce jeudi 5 février 2015 à l’Espace Germinal, en présence d’un public venu en masse, petit et grand.
Annoncé « à partir de 7 ans », le spectacle Mam marzenie (titre en polonais : J’ai fait un rêve) traitant de l’addiction au sens large n’a pas fait que des émules. Des sifflets de spectateurs blasés (mais accros) retentiront en toute fin de représentation. Un spectateur, visiblement énervé à la sortie, se demandera au passage si « conquérir le public suffisait à valider un travail chorégraphique ». Tout cela dans une humeur joyeuse et un public dans l’ensemble conquis – est-il nécessaire de le signaler.
Quelques scènes marqueront les spectateurs, qui ne se seront pas fait attendre à la Cafétéria pour commenter, discuter et décrire ce qu’ils avaient vu (ou ce qu’ils avaient cru voir). C’est la restitution de ces critiques – comprendre critique comme un art d’analyser et de juger des œuvres – que nous rendons compte dans cet article commandité par le journal Val d’Oise Hebdo.
Comme dans nombre de pièces actuelles, la multiplicité des images fait ici narration : au XXIe siècle le discursif prend possession de la scène et laisse la chronologie au placard. La première réaction du public sera dédiée au corps, à ce solo de danse nu, enfin quasi nu, enfin pas vraiment, puisque la danseuse Suraya Bellaciti évolue en robe de nuit transparente, séparée par un léger rideau de soie facilitant le face-à-face spectateur-performeur. Le directeur artistique réussit le pari impossible de transformer en poésie une scène un tantinet obscène, avec ses roues et grands écarts en tenue d’Ève. Il y aura malgré tout de la douceur dans ces gestes dansés, douceur nécessaire puisque, au même moment, se déroulera une séquence des plus « hard » : un homme, visiblement la trentaine, s’injectera un produit dans le bras. L’expression de son visage indiquera clairement qu’il ne souhaitait pas cette injection mais qu’elle était irrépressible, qu’elle se réalisait en dépit de sa motivation et de ses efforts pour s’y soustraire. Comme s’il utilisait une drogue (ça aurait pu être un jeu d’argent ou un jeu compulsif sur Internet) malgré la conscience aiguë de la perte de sa liberté d’action, ou de son éventualité. Cette violence à soi-même en dialogue avec cette douceur continue de la danse – et quelle danse ! – produira un rare trouble.
Choqué par la scène d’injection, le spectateur pourra recevoir comme un pansement les 21 Nocturnes pour piano de Chopin jouées par la musicienne Valérie Kervella – nous pensons particulièrement aux nombreux enfants présents ce soir-là. On ne saura que regarder, l’injection ou la danse roulée de Suraya Bellaciti. On ne saura plus où tendre l’oreille, en direction du bruit amplifié de la seringue, ou de la musique classique. On ne saura pas non plus s’il faut pleurer ou rire, pleurer en regardant cet homme en pleine crise de manque ou rire de la musicienne Valérie Kervella portant masque, tuba, palmes jaunes et maillot de bain Arena – mécène officiel de la compagnie.
Ce mal fait à soi, malgré soi, contre soi, ce sera un peu le fil d’Ariane du spectacle : pendant cette injection musicale (l’expression peut choquer, mais ce sont les mots qui nous viennent pour traduire l’image choc du spectacle), se déroulera en fond de plateau une vidéo-texte de Martin Luther King, I have a dream, traduite en polonais. Oui, c’est bien cela : en polonais. La plaquette du spectacle indiquait précisément « en Polonais, car c’est une façon de commémorer les 70 ans de la fermeture des camps d’Auschwitz-Birkenau, d’évoquer cette horreur commise en Pologne, où pas moins de 4,5 millions de juifs, tziganes, homosexuels, prisonniers de droit commun, déportés politiques furent gazés dans les camps ou exterminés pendant les marches de la mort ».
Au regard de cette tragédie, on peut se demander ce que viennent faire ces palmes jaunes aux pieds de la pianiste. Outre la gêne occasionnée par les palmes dans le jeu à pédale du piano, pourquoi ce choix du jaune ? Le metteur en scène Christian Lopeza restera sur ce point évasif, évoquant tantôt « l’aspect solaire de la musique Chopinesque », son addiction pour « les jaunes d’œuf miroir sur crêpes blé noir » ou encore « la couleur des cocus » et « la couleur des traîtres en France notamment pendant la collaboration nazie ». Il affirmera tout cela sans grande conviction, comme s’il explicitait ses choix a posteriori de la création, comme s’il faisait un pied de nez à tous ces spectateurs-transmetteurs de la bonne parole de l’artiste, comme si ce jaune était un parti pris gratuit, ignorant sans nul doute l’importance de l’impact visuel et scénographique pour le spectateur : sur scène tout devient signe et le moindre artifice est décuplé.
Ceci dit ce ne sont pas les palmes jaunes qui empêcheront la musicienne Valérie Kervella, perchée sur son tabouret, de regarder le public tout au long du spectacle. Installés au centre des gradins, dans une très grande proximité avec les spectateurs, ces regardants se retrouveront regardés à travers le masque de la pianiste. Ou comment la compagnie Masque & Tuba transformera en interactivité des situations initialement statiques.
Le final mettra tout le monde d’accord, y compris les spectateurs qui sont généralement entre le zist et le zest : il y sera traduit en danse ce que Martin Luther King, toujours en fond de vidéo, exprimera en verbe. La performeuse Suraya Bellaciti – en grande forme ce soir-là malgré sa blessure malheureuse pendant les répétitions – présentera un solo de Krump sur Chopin, une danse qui laissera coi plus d’un, mais qu’une experte présente à la rencontre publique qualifiera de « séquence rare » précisant dans une emphase très universitaire mais non moins pertinente que « l’Histoire de la danse n’avait jamais présenté un tel objet scénique. Construite sur le modèle du chiasme et de l’inversion, la pièce Mam marzeniepeut être envisagée non seulement comme le traitement esthétique du fléau des addictions, mais aussi comme une perspective d’adoucir l’existence, voire de la rendre drôle et vivante, une perspective où la place de l’addiction et du bien-être sont réversibles. La compagnie Masque & Tuba produit là une révolution sensible et esthétique à mettre sur le même plan que le butō de Tatsumi Hijikata ou encore le théâtre-dansé de Pina Bausch ». C’est pour dire la position d’avant-garde du metteur en scène local Christian Lopeza – Cri-Cri pour les intimes. Une reconnaissance internationale bien méritée pour ce fils d’immigré troisième génération, une reconnaissance aussi pour les acteurs sociaux et culturels du Val d’Oise qui verront là un juste retour de leur travail, tant la lutte émancipatrice est grande dans ces territoires éloignés des centres décisionnaires.
Après une tournée dans les différents Pôles culturels de l’Est Val d’Oise (Gonesse, Villiers-le-Bel, Sarcelles, Garges), le spectacle Mam marzenie tournera en 2015 dans l’Hexagone avant d’être joué en Afrique courant 2016, précisément au Burkina Fasso, le pays natal des grands-parents du metteur en scène, émigrés dans la banlieue nord parisienne pour la reconstruction d’après-guerre (moitié du XXe siècle). La compagnie Masque & Tuba envisage ensuite la diffusion de Mam marzenie en Asie, probablement en Chine, Japon, Corée du Sud et Cambodge. Nous avons hâte de savoir si les modalités de réception seront similaires en présence d’enfants africains, asiatiques et français. Nous présageons que non. Espérons que la troupe, à son retour, vienne témoigner dans la future Scène nationale de l’Est Val d’Oise (les travaux ont déjà commencé), la façon dont le rapport public s’est déroulé.
Pour Le Val d’Oise Hebdo,
Joël Kérouanton & les animateurs socio-culturels de la formation « sensibilisation à l’éducation artistique » (Fatimata Fissourou, Christian Lopes, Anita Pedro, Soraya Ouaqef, Mohammed Cissokho, Nadine Darin, Vanessa Domesor, Valérie Mathieu, Fatma Kachout, Bocar Diop)