Appel au public de la Ruche

Public de la Ruche,

tout est dans le spectacle. Il n’y a qu’à raconter - la forme de chaque mouvement, la leçon de chaque écriture scénique, l’écho de telle musique, l’ambiance dans la salle.

Public de la Ruche, il faut commencer à parler.

Public de la Ruche, ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais dire que tu ne peux pas.

Public de la Ruche, ne dit pas : je ne peux pas dire. Ou alors apprend à le dire. Et tu n’en finiras pas de trouver des manières de dire je ne peux pas et bientôt tu pourras tout dire, tu parleras indéfiniment parce que, quelque chose qu’on en dise, tu te hâteras d’ajouter : ce n’est pas vraiment cela que je veux dire, attendez un peu, je vais essayer de préciser

Public de la Ruche, fais-nous le récit des aventures, c’est-à-dire des allées et venues, des détours, en un mot des trajets du chorégraphe qui a créé la danse sur cette scène… Raconte-nous la forme de chaque geste comme si tu décrirais les formes d’un objet ou d’un lieu. Relate-nous ce qui se déroule dans ton cerveau au moment même où tu regardes. Retrace-nous ce qui se passe entre les spectateurs, avant, pendant, après la représentation, n’hésite pas à mettre tes yeux derrière la tête. Ne dis pas que tu ne le peux pas. Tu sais voir, tu sais parler, tu sais montrer, tu peux te souvenir. Que faut-il de plus ?

Public de la Ruche, ne cherche pas à nous tromper ni à te tromper. Est ce bien cela que tu as vu ? Qu’en penses-tu ?

Public de la Ruche, Le Dico Du Spectateur déclare que tu n’es pas UN public : ce qui unit les spectateurs est leur désunion, le fait que leurs voix n’ont rien à voir les unes avec les autres, qu’elles existent pour leur vérité toute personnelle, par elles-même. Elles sont absolues solitudes. Elles sont archipels. Elles sont 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1… Ces voix peuvent-elle faire l’objet d’un partage ? Peut-être. D’un endroit commun ? Peut-être. D’un arc-en-ciel du sensible ? Peut-être. Le Dico du Spectateur, par ses définitions, propose de mettre en vis-à-vis ces voix sans destin commun, de les mettre « en communauté d’intelligence ».

Public de la Ruche, ton mouvement du ventre précède toute forme de pensée. Alors danse, danse, danse.

Pour Le Dico du Spectateur,
Joël Kérouanton

Nota Bene : Que Jacques Rancière, auteur à son insu de quelques pensées réempoyées dans ce texte, excuse mon cannibalisme littéraire. Peut-être viendra le jour où ce penseur me remerciera : il doit en quelque sorte à ce Dico du Spectateur une présence étendue, par le supplément de vie que ce texte fouesnantais lui donne.