Entretien avec Joël Kérouanton [Poezibao]

À propos du « dico du spectateur », à l’Archipel – pôle culturel Fouesnant – les Glénan 2015-2016

1 – Joël Kerouanton, pouvez-vous vous présenter et nous parler de votre projet « Le dico du spectateur » ? J’écris depuis une quinzaine d’années, ou plutôt : « je joue du clavier [d’ordinateur] ivre comme d’un instrument à percussion jusqu’à ce que les doigts saignent un peu » pour reprendre un titre de Charles Bukowski. « Le dico du spectateur » vient d’un constat tout simple : on a beaucoup écrit sur les arts du spectacle, on a peu écrit les savoirs sensibles de ceux qui les regardent. Aussi, je pose la question : « Quel effet ça fait d’être un spectateur ? ». Une des réponses consiste à dire : « A priori on n’en sait rien. Pas plus que de savoir quel effet ça fait d’être une chauve-souris ». Concrètement je collecte ces « chants de spectateurs », les mets en écriture, les répertorie, en fais des définitions littéraires partageables sur un site internet, en publication papier ou lors d’ouvertures publiques.

2 – Pourquoi l’Archipel à Fouesnant ? Je baigne dans le champ littéraire et artistique depuis longtemps maintenant, particulièrement en Île-de-France, Pays de Loire, Occitanie, Haut de France et Belgique. Natif de Landerneau, ayant vécu une bonne partie de ma vie en Bretagne, j’aspirais à mener un travail littéraire et artistique dans cette région – ce qui ne m’est jamais arrivé ! Cherchant des lieux aux croisés du champ littéraire et des arts du spectacle, j’avais entendu parler de l’Archipel. La rencontre avec Rachaël Marrec, à l’occasion d’un colloque autour de l’avenir de la littérature, a permis de commencer à réfléchir à un projet à dimension participative.

3 – Quelles actions avez-vous menées ? Des lectures publiques du « dico du spectateur », à l’occasion des « Résonances » d’entrée et de fin saison, pour entendre la vivacité de la création littéraire quand son objet est le spectateur ; des ateliers du spectateur au collège Saint-Joseph, pour accompagner le jeune public dans une démarche d’analyse critique des spectacles ; des ateliers de formation de « scribes », ayant pour missions d’aider les spectateurs à énoncer des impressions d’après-spectacle ; des soirées Parlotte & Pensées, menées à l’aide des scribes répartis dans le hall de l’Archipel, pour collecter des paroles de spectateurs. L’enjeu était d’en faire miel littéraire, et de les restituer : une quinzaine de « définitions du spectateur fouesnantais » furent produites, imprimées, encadrées et maintenant exposées à l’Archipel.

4 – Sur quels spectacles avez-vous recueilli les paroles de spectateur ? « Monchichi » de la compagnie Wang Ramirez, « Je n’ai pas peur » de la compagnie Tro-Héol et « Orphelins » de la compagnie Héros Limite. Un choix réalisé avec l’équipe de l’Archipel, qui a permis, via un agenda réparti tout au long de la saison, de travailler sur une belle variété de formes scéniques : danse, marionnette, théâtre.

5 – Quel accueil vous ont réservé les spectateurs interrogés ? Un accueil variable : parfois très enthousiaste car nombre d’entre-eux ont beaucoup à dire après les représentations (près de 120 spectateurs ont pu témoigner de leur expérience), et n’ont pas toujours un espace pour partager leur expérience sensorielle. Certains étaient intarissables ! D’autres étaient réservés, voire silencieux : ils préféraient rentrer chez eux, aller fumer une cigarette ou parler d’autres choses. Paradoxalement, je fais partie de cette catégorie-là !

6 – Quel bilan faites-vous de votre expérience fouesnantaise ? Y a-t-il une spécificité du spectateur fouesnantais ? J’ai pu expérimenter à grande échelle ce rôle de « scribe ». Une quinzaine de personnes – provenant en grande partie de l’atelier L’écume des mots -, ont joué ce rôle de « passeur », ont fait preuve d’initiative et d’écoute pour tisser des liens avec les spectateurs. Être dépositaires de paroles de spectateurs n’est pas une mince affaire, c’est une responsabilité qu’ils ont assumée avec rigueur et imagination. Cette action a un devenir, puisqu’elle permet d’associer utilité sociale et création, et peut être menée par tout un chacun. Je l’avais déjà expérimenté en petit comité. L’appui sans faille de l’équipe de la médiathèque a permis d’aller plus loin et de valider cette démarche. Grâce à ce travail collectif, les collectes d’impression de spectateurs ont alimenté l’écriture de définitions drôles et grinçantes, qui mêlent des sources littéraires classiques apportées par les scribes (Proust, …) aux paroles de spectateurs fouesnantais. Pour répondre à votre deuxième question, les spectateurs fouesnantais n’ont pas, à proprement dit, de spécificité. Je veux dire : ni plus ni moins que les autres. J’ai apprécié toutefois leur subjectivité assumée, leur tâtonnement aussi : incorporer une œuvre, la penser pour soi-même, à partir de soi, sans toujours chercher à la « comprendre ». Un positionnement pas toujours évident, preuve d’une belle émancipation.

7 – Quelle suite pour votre projet ? Chaque action est menée en collaboration avec L’Atelier g-u-i (un collectif d’artistes designers), et un partenaire. Avec le Conseil départemental du Val d’Oise, nous souhaitons inventer une façon d’imprimer à la demande les productions en ligne du « dico du spectateur ». À Saint-Nazaire, avec l’artiste Jeff Rolez, un projet « Éparpillage » donnera la possibilité aux spectateurs de déposer leur impression à la sortie d’un spectacle, via leur smartphone. Tout cela grâce à des « partageoirs », des mini-bornes wifi localisées dans l’espace public à la sortie des lieux culturels de la ville. Enfin, à l’automne, avec les EAT atlantique (Écrivains associés du théâtre), nous préparons la diffusion en librairie d’un kit surprise sous forme de carte postale, « Le dico du spectateur, fais-le toi-même ». Un projet participatif puisque chacun sera invité à prendre en photo sa réalisation et à la déposer sur le site du Dico du Spectateur.

© Poezibao. Publié le 14 septembre 2016. LIRE L’ARTICLE EN LIGNE